Dans l’ouvrage, Gertrude Stein, reconnaît les rôles de sa compagne. Ils sont résumés à la fin du livre : « housekeeper », « gardener », « needlewoman », « secretary », « editor », « vet for dogs ». Elle témoigne tout au long de l’ouvrage qu’elle est consciente du rôle qu’elle joue dans sa vie et qu’elle catégorise comme celui de « femme de génie » (« The geniuses came and talked to Gertrude Stein and the wives sat with me »). C’est un rôle polyvalent et c’est aussi un rôle ancré dans le quotidien et la logistique. On voit ainsi qu’Alice B. Toklas décharge Gertrude Stein des soucis du quotidien : démarches administratives (« I must write letters to everybody for Gertrude Stein », « Mademoiselle Stein has no patience she will not go into offices »), cuisine, correction d’épreuves, recherche d’éditeurs…
The Autobiography of Alice B. Toklas est une autobiographie particulière car 1) elle parle plus de Gertrude Stein que d’Alice B. Toklas et 2) elle a été écrite par Gertrude Stein. Il s’agit donc de la vraie autobiographie de Stein et de la fausse autobiographie de Toklas. Cependant le procédé nous montre que Stein pensait que le meilleur témoin de sa vie était sa compagne. C’est une marque de confiance et de reconnaissance : à plusieurs reprises dans l’ouvrage, Alice commente une action d’un personnage en disant qu’il en ignorait le sens pour Stein (« I do not believe even she realises how much his visit meant to her »). Cela signifie que seule Toklas connaît la Gertrude Stein intime, privée. Elle apparaît aussi comme la plus grande experte de son œuvre. En outre cet ouvrage est un moyen de ne pas laisser dans l’ombre ni leur relation ni le rôle important de Toklas dans la vie de Stein (cuisinière, secrétaire, éditeur, agent…).
Sophie Tolstoï peut difficilement être qualifiée de féministe, même si sa vie est un exemple criant d’inégalité entre les sexes. Dans ses écrits, elle ne cherche pas à soulever les femmes ou même à rendre compte de la condition féminine. Elle oppose deux types de femmes : les pures et les impures, les épouses que les maris abandonnent et les prostituées qui reçoivent les maris infidèles.
Ainsi elle explique ne pas aimer le roman de son époux Résurrection parce qu’il met en scène des prostituées. « Il m’est désagréable de connaître par le menu la vie des prostituées, de ces créatures qu’ont fréquentées nos maris, nos fils, nos pères et plus généralement les hommes. Et les jeunes filles pures et innocentes que nous sommes se trouvent héritières de ces êtres déchus » (Ma vie, p. 958).
En accusant les prostituées de jeter l’opprobre sur toutes les femmes, elle joue le jeu des hommes. Si son observation et son ressenti sont exacts : « L’homme met au premier plan l’amour physique, la femme idéalise et poétise l’amour, il y a d’abord la tendresse, l’éveil sexuel ne vient qu’après » (Ma vie, p.771). Elle n’analyse pas les causes de cette différence, elle présume qu’elle est naturelle quand elle est, selon moi nous l’avons montré dans des discussions précédentes de ce bookclub, le fruit d’inégalités et de différences d’éducation.
De même son insistance sur la différence entre l’idéalisme des femmes en amour et le matérialisme des hommes n’est jamais questionnée et est posée comme une évidence. Il y a sans doute dans ce manque d’argumentation un manque de temps, mais aussi un besoin de justifier son sacrifice et son malheur, une rationalisation.
Sophie Tolstoï se sent offensée par l’ouvrage de son époux La Sonate à Kreutzer (1890) qu’elle aide pourtant à publier.
Elle décide donc d’y répondre et écrit A qui la faute ?, mais son entourage la dissuadera de le publier. Elle y défend son point de vue sur l’amour et les femmes : « je voulais montrer la différence entre l’amour d’un homme et celui d’une femme » (Ma vie, p. 771).
Dans A qui la faute ?, Anna, jeune fille innocente et cultivée qui rêve d’un amour spirituel épouse un prince, ami de la famille. Elle déchante tout de suite : il ne la désire que charnellement. Elle trouve un peu de réconfort auprès de ses enfants et de la campagne. Son mari continue de la décevoir, en méprisant à la fois ses enfants et tout ce qu’elle aime. Un jour, elle rencontre Dimitri, vieil ami de son mari avec qui elle noue une relation platonique proche de son idéal spirituel. Son époux devient jaloux et finit par la tuer.
Sophie Tolstoï explique en des termes plus philosophiques et, à mon avis, plus pertinents ce que nous appelons aujourd’hui la charge mentale. C’est l’impossibilité de se sortir du quotidien, l’impossibilité de se consacrer à ses besoins spirituels.
« Ma vie se réduisait alors à l’éducation des enfants, ce qui me pesait souvent, mes besoins spirituels n’étant pas satisfaits » (Ma vie, p. 152)
[club] Sophie Tolstoï – Sacrifice
Sophie Tolstoï est mère de 13 enfants. Personne ne s’étonne lorsqu’elle écrit qu’elle n’avait pas le temps d’écrire car elle était absorbée par leur soin et leur éducation. « Les enfants encore et encore, finirent par tuer en moi tous les talents » (Ma vie, Sofia Tolstoï, éditions des Syrtes, p. 93) ; « J’étais totalement absorbée par les aspects pratiques de l’existence, Lev Nikolaïevitch, au contraire, par la vie intellectuelle et spirituelle » (Ma vie, p. 616). Mais ces aspects pratiques ou « soucis quotidiens de la vie » (Ma vie, p.65) ne désignent pas seulement ses obligations maternelles. Le temps qu’elle ne consacre pas à ses enfants, Sophie le consacre à son mari : recopier et corriger ses œuvres, organiser les éditions… Elle s’est donc sacrifiée pour décharger son époux de tous les soucis matériels pour qu’il puisse se consacrer à l’art et à la pensée.
Face à ce constat, il me semble que les sentiments de Sophie Tolstoï sont ambivalents : amertume et frustration d’un côté, fierté et joie de l’autre.
Sophie Tolstoi – La création empêchée
Auteur de romans et d’une autobiographie, ayant participé activement à la conception des grands romans de son mari et source d’inspiration pour celui-ci, Sophie Tolstoi est indéniablement une femme de lettres.
Son roman A qui la faute ? répond directement à La Sonate à Kreutzer, où Tolstoi se présente comme rejetant les relations charnelles alors que le journal intime qu’il avait fait lire à Sophie avant son mariage montre l’appétit sexuel de l’écrivain dans sa jeunesse, et sa difficulté à le maîtriser. La peinture du mariage fait dans La Sonate est aussi un portrait de Sophie en épouse : se sentant bafouée, elle entreprend l’écriture de sa propre version des faits. Son roman défend la pureté de la femme malgré et dans les relations sexuelles : c’est sans doute, en cela, un texte féministe.
Sophie Tolstoi – Femme de
On présente généralement Sophie Tolstoi comme une femme acariâtre, que le génie qu’était son mari a fui à la fin de sa vie, refusant même de la voir avant de mourir… Or elle fut aussi celle qui a inspiré plusieurs de ses plus grands romans, Anna Karénine et Guerre et Paix, que Tolstoi considérera comme trop peu fidèle à ses goûts ensuite.
Faut-il dès lors voir Sophie Tolstoi comme une artiste frustrée, ayant trouvé en son mari comme un moyen de vivre par procuration sa vie d’écrivain reconnu ? Elle écrivit elle-même plusieurs textes et c’est le roman qu’elle rédigea qui la fit rencontrer Tolstoi. Elle se place néanmoins évidemment parmi les femmes influentes, comme la femme et sténographe de Dostoievski.
On peut relever un point commun entre Aurore Dupin et Marie d’Agoult : toutes deux ont écrit sous un pseudonyme masculin, George Sand pour l’une et Daniel Stern pour l’autre.
On trouve le phénomène comme point de départ du film Colette (2018) puisque Colette publia sous le nom de son mari Sido avant de s’en émanciper. Dans le cas de Sand, le pseudonyme devient le nom d’usage d’Aurore, qui se dissout dans cette identité. Dans le cas de Marie d’Agoult, Daniel Stern reste un nom de plume.
Le fait que George Sand soit une auteur plus reconnue que Marie d’Agoult, et ce de son vivant, a-t-il pu jouer dans cette adoption de son nom de plume dans la vie civile ?
Nélida illustre l’influence que peuvent avoir des figures féminines positives (Mère Sainte-Elizabeth, Nélida pour sa camarade de couvent, Mme Roland pour Mère Sainte-Elizabeth) ou négatives (Mme d’Hespel) sur la vie des femmes.
Voici donc une confirmation pour notre bookclub. Il est très important de trouver des modèles et de les choisir avec soin.