Elisabeth Badinter indique, dans sa préface, que Louise d’Epinay a commencé à écrire sur l’injonction de son amant, Grimm. Est-ce à dire qu’elle n’ait pas éprouvé de vocation littéraire par elle-même ? Ou bien que son envie d’écrire avait besoin d’être soutenue par les encouragements d’un tiers ?
L’Histoire de Madame de Montbrillant est une autobiographie déguisée. Badinter y voit même une justification de la vie de Mme d’Epinay avant sa rencontre avec Grimm, rédigée à l’attention de celui-ci. Là encore, c’est un tiers (et le même tiers) qui motive l’écriture. L’entreprise littéraire de Mme d’Epinay serait-elle donc dépourvue d’autonomie ?
J’indiquerai des pistes de réponses à cette question au moment d’examiner l’originalité de son œuvre.
Le nom de Mme d’Epinay est passé à la postérité suite à la querelle qui l’a opposée à Jean-Jacques Rousseau. Celui-ci, résidant chez Mme d’Epinay, s’éprit de Sophie d’Houdetot, la belle-soeur de celle-ci, alors même que la jeune femme était promise à un autre ; il puisa dans cette histoire l’inspiration pour la deuxième partie de La Nouvelle Héloïse, où Saint-Preux vit auprès de Julie et de Wolmar. Dans la réalité, Rousseau accuse Mme d’Epinay de l’avoir chassé de son domaine dans Les Confessions ; dans l’Histoire de Mme de Montbrillant, roman épistolaire à clef, Mme d’Epinay fait figurer Rousseau sous les traits de René et dénonce ses mensonges, son égoïsme et sa mauvaise foi.
On peut relever une autre « concurrence » entre Mme d’Epinay et Rousseau, littéraire cette fois : Mme d’Epinay semble en effet faire fusionner roman épistolaire et autobiographie dans l’Histoire de Mme de Montbrillant, ce qui revient à rivaliser avec Rousseau tant du côté de La Nouvelle Héloïse que des Confessions. Elisabeth Badinter indique par ailleurs que les Conversations d’Emilie de Mme d’Epinay prennent le contre-point de l’Emile de Rousseau.
Le rival de Rousseau est donc une femme, Mme d’Epinay : opérant sur le même terrain que lui, elle s’oppose à sa version des faits et à sa vision du monde. Je ne connais pas d’autres auteurs, au 18e, qui ait tenté ou osé rivaliser de la sorte avec Jean-Jacques.
[photopress:infirmiere03_cpa_03221_stelme.jpg,thumb,pp_image]Pour conclure, voici le témoignage d’une femme sur sa perception d’elle-même :
As a woman, I feel I never understood that I was a person, that I could make decisions and I had a right to make decisions. I always felt that I belonged to my father or my husband in some way, or church, which was always represented by a male clergyman. (..) I still let things happen to me rather than make them happen, than make choices, although I know all about choices.
La peur de faire du mal à autrui peut totalement inhiber la capacité de se décider à agir : telle est l’une des impasses de l’éthique du care. Une autre de ces impasses, c’est que cette éthique considère la souffrance d’autrui comme ayant une valeur absolue, qu’elle ne peut remettre en cause. Il arrive que certaines personnes souffrent « abusivement », pour de mauvaises raisons (voir le cas des parents qui interdisent à leur fille de partir étudier à l’autre bout du pays parce que son absence leur ferait trop de peine), ou bien que certaines souffrances soient nécessaires (en l’occurence, celle de l’absence et de la séparation parent/enfant). L’idéal n’est pas l’absence de toute souffrance : souffrir, c’est éprouver la réalité, se mettre en position de connaîre la vérité. Dépasser la souffrance, c’est apprendre à accepter cette vérité.
L’éthique du « care » est donc une morale négative (elle définit avant tout ce qu’il ne faut pas faire), de l’évitement (du conflit, de l’acte) : elle présente donc, en ce sens, un certain nombre de limites qui la pose comme trop souvent inadapté au monde réel. Il s’agirait plus d’une éthique idéale que d’une éthique lucide.
[photopress:Nana.jpg,thumb,pp_image]Nous avons précédemment parlé, dans ce bookclub, de la séduction féminine comme d’un renversement des rapports de force entre homme et femme : dans les romans et les films mettant en scène une « femme fatale », Nana de Zola par exemple, l’homme est renvoyé à l’état d’être faible et dominé, et non plus d’être fort et dominant. Bourdieu, lui, voit dans l’attitude de séduction féminine une reconnaissance de la domination masculine : chercher à soumettre l’homme par la séduction, ce serait reconnaître sa domination et s’y plier, car chercher à lui plaire. Or la séduction joue justement ce jeu au second degré, pour le renverser sans en avoir l’air : il s’agit de vaincre l’adversaire en lui laissant croire qu’il domine. Il s’agit d’un renversement subtil, non frontal, des rapports de force, mais en aucun cas d’une soumission à une telle « violence symbolique ».
Quant à l’amour, Bourdieu y voit la seule possibilité de suspension du rapport de domination : or cela va, d’abord, à l’encontre de ce qu’il dit de la manière dont ce jeu de domination influe sur le choix du partenaire (sur le fait que les femmes sont plus attirées par des hommes plus grands ou plus âgés qu’elles, par ex.) ; cela relève, ensuite, d’une vision peut-être un peu trop lyrique de l’amour-passion. Dans toute relation humaine existe un rapport de domination, constamment remis en question et réévalué : la domination masculine en est un type, le couple en présente d’autres. Cela ne signifie pas que, dans le couple, les individus ne seraient plus homme et femme, seulement qu’ils le sont autrement – ce qui semble autoriser à concevoir plusieurs définitions des rôles féminins et masculins selon les situations.
[photopress:Shu_Belotti_cote_petites_filles.jpg,thumb,pp_image]En 1973, Elena Gianni Belotti publie une étude absolument novatrice tant par son sujet que par ses conclusions. Elle entend montrer que la différence sexuelle n’a rien d’inné mais qu’elle est construite dans les premières années de l’enfant, et même in utero, par les comportements des adultes, comportements qui varient en fonction du sexe de l’enfant et visent ainsi à faire se conformer le caractère et les actions des enfants aux stéréotypes de leur genre (petites filles sages, petits garçons actifs, petites filles maternelles, petits garçons courageux etc.). Ainsi un garçon passif sera incité à l’action, quand une petite fille passive sera encouragée dans cette voix…
Dans Quoi de neuf chez les filles ?, les sociologues Baudelot et Establet se proposent de se demander ce qui a changé depuis 1973. Ils se montrent plutôt optimistes, la société ayant en effet évolué depuis : aujourd’hui, les filles réussissent mieux à l’école, font des études, travaillent. Les parents ne sont plus aussi désireux d’avoir un garçon.
Mais les filles doivent faire face à des inégalités dans le monde du travail, et des stéréotypes demeurent. Les causes de ces inégalités et de ces stéréotypes ne sont pas clairement identifiées. Les sociologues refusent l’engagement clairement féministe de Belotti. Je trouve qu’implicitement ils donnent l’impression qu’il y aurait une différence irréductible entre les sexes et refusent la distinction entre le sexe et le genre…
Au détour du chapitre V, ils lancent une idée intéressante: partant de la remarque que garçons et filles ont maintenant leur premier rapport au même âge, ils s’interrogent sur la signification de cette réduction d’écart et notent que ce n’est peut-être moins le signe de l’émancipation des filles que celui d’un alignement sur le modèle masculin dominant… Cela m’a tout suite fait penser à Belotti: elle explique que les parents acceptent davantage que les filles se comportent comme des garçons, et c’est en effet cette tendance qui s’est accentuée comme le remarque Baudelot et Establet (on habille les filles en bleues, mais pas les garçons en rose…) : les femmes se sont mis à travailler comme les hommes, mais pas les hommes a faire les tâches ménagères des femmes…Or Belotti met en garde contre cette « masculinisation » des filles, cette tendance participant en effet à la dévalorisation de tout ce qui peut être féminin… Ainsi encourage-t-elle à développer l’affectivité des garçons (p. 67, éd. des femmes).
C’est cette idée qu’exploitent les féministes communautaristes en prônant la spécificité des femmes, en valorisant les qualités féminines… Nous en reparlerons sûrement avec Carol Giligan.
J’ai, pour ma part, tendance à me mettre du point de vue de l’individu… et pense ainsi que si des femmes ont voulu « faire comme les hommes » en matière de travail et de pensée, c’est parce que cela leur paraissait plus intéressant… Plus intéressant de disserter sur Descartes, d’écrire des poèmes ou de diriger une entreprise que de laver la vaisselle et passer l’aspirateur… Maintenant il ne me paraît pas impossible de préférer le contraire, et à mon avis il y a aussi des hommes dans ce cas. Donc, oui, développons l’affectivité des garçons pour leur permettre de choisir ce qui leur plaît et de ne pas être enfermé dans un stéréotype (mâle = viril = …).
Au final, je retrouve Butler : il y a des femmes avec des caractères masculins, des hommes avec des caractères féminins….
[photopress:vide.jpg,thumb,pp_image]Je voulais enfin revenir sur l’idée, étrange à mon sens, que la femme n’aurait pas de lieu, contrairement à l’homme dont la femme serait le lieu car le réceptacle. Et sur l’idée que l’homme cherche à habiter quand la femme se contente de percevoir.
Je rejoins ici ce que tu dis des présupposés d’Irigaray : je ne vois pas où elle va chercher de telles thèses ! Dès qu’il s’agit d’assigner à l’un ou l’autre sexe des particularités exclusives, le raisonnement achoppe nécessairement sur des exception ; la raison en est que l’identité sexuelle est beaucoup plus complexe et nuancée que le ralliement à un ensemble de valeurs et de comportements pré-définis. La féminité, comme la virilité, sont des inventions, des créations et ajustements perpétuels : je me rallie ici à Butler qui y voit des rôles que chacun peut interpréter différemment.
[photopress:PIERO_DELLA_FRANCESCA.jpg,thumb,pp_image]Luce Irigaray a participé au Séminaire de Lacan ; elle a ainsi été la psychanalyste d’Antoinette Fouque, co-fondatrice des éditions des femmes et militante au MLF (Mouvement de libération des femmes). Ayant rencontré quelques membres de l’équipe éditoriale des éditions il y a quelques mois, il s’avère en effet que la conception de la femme qui y prime est celle d’une différence sexuée affirmée : la femme diffère de l’homme, elle a sa singularité, sa richesse, ses particularités irréductibles à tout universalisme, et l’adoption unilatérale du point de vue masculin est, à ce titre, scandaleuse et méprisante.
Je ne partage pas, encore une fois, cette vision des choses. Mais il m’a tout de même semblé intéressant d’être au fait de ce courant du féminisme, naviguant entre psychanalyse et linguistique, et lorgnant plus du côté de l’interprétation libre des faits et des textes que d’une étude scrupuleuse de leur portée.
[photopress:Eros_et_Aphrodite.jpg,thumb,pp_image]Il m’a semblé au fil de la lecture que cet ouvrage n’apporte aucune solution mais ouvre un vaste chantier : comme la différence sexuelle n’a pas encore été pensée et qu’elle est insurmontable, il faut recommencer toute l’œuvre des sciences. En effet, elle a alors été écrite par l’homme pour un sujet supposé universel et neutre, mais en fait masculin (on a cette idée chez Moller Okin et Buttler aussi).
[photopress:8_mars_80_les_luttes_des_fs_n_ont_pas_de_frontiere.jpg,thumb,pp_image]J’ai éprouvé beaucoup de difficultés à lire cet ouvrage car il me semblait parfois plein de présupposés. Par exemple, quand elle évoque l’homosexualité entre les pages 100 et 110 : son analyse pour l’homme ne me paraît valable que si on pense que l’homosexualité masculine implique automatiquement la sodomie, et si l’on occulte le fait que la sodomie a sa place dans une sexualité hétéro. Après, mis à part une influence de la psychanalyse, je ne vois pas pourquoi la femme ne pourrait pas aimer une autre femme…. De même p. 66-67, elle explique que le sexe de la femme n’étant pas extérieur comme celui de l’homme, elle ne peut pas voir son désir et ne peut donc pas se poser elle-même. Je ne comprends pas : elle ne peut pas voir, mais elle peut tout à fait percevoir. La vue n’est pas le seul sens.
Il me semble pourtant qu’Irigaray n’adhère pas d’emblée à tous à ces présupposés…. Cf. chapitre IV
J’ai aussi du mal avec le présupposé de l’influence de la vie in utero, la référence quasi systématique à la procréation (qui est différente de la sexualité)…
[photopress:__thique_de_la_difference.jpg,thumb,pp_image]En matière de différence sexuelle, j’ai une difficulté préalable. Il s’agit d’une réalité biologique, mais comment peut-on passer du biologique au métaphysique et à l’éthique ? Les femmes et les hommes sont différents biologiquement, et alors ? Je crois qu’on a déduit beaucoup de bêtises de cette observation, relire Kant pour s’en convaincre… Comment éviter cet écueil ?
Là je n’ai pas de réponses, à moins bien sûr de tout démolir comme René au début des méditations (mais est-ce très réaliste) et de tout refonder…