Revolutionary Road de Richard Yates, publié en 1961, et Little children de Tom Perrotta, publié en 2004, sont deux romans américains sur la désillusion de la mère au foyer. April et Sarah ont fait des études (le conservatoire d’art dramatique pour la première, un début de doctorat de littérature après un passage par les Gender studies pour la seconde) ; elles ont embrassé la vie d’épouse et de mère avec confiance. Et se retrouvent à ne pas savoir quoi faire du sentiment de vide qui encombre leur existence.
Dans les deux cas, les parallèles avec Madame Bovary sont frappants.
Dans Revolutionnary Road, le lien est explicite : Frank, cherchant à consoler April de l’échec de la pièce dans laquelle elle a joué, sans y parvenir, dit à sa femme : « Tu sembles disposées à faire une assez bonne imitation de Mme Bovary et je voudrais éclaircir deux ou trois points. (….) je trouve que le rôle d’un mari de banlieue muet et insensible ne me convient pas ; tu as tenté de me le faire jouer depuis que nous sommes arrivés ici ; mais je préférerais crever plutôt que l’assumer » (trad. R. Latour, p.43-44).
Quant à Sarah, elle participe à un club de lecture qui a au programme le roman de Flaubert, et le dénouement de Little Children rappelle étrangement la désillusion d’Emma lorsque Rodolphe ne vient pas au rendez-vous signant leur fuite commune. Les derniers mots du roman sont les suivants : « Elle se trouvait là parce qu’elle avait embrassé un homme à cet endroit précis et avait ressenti du bonheur pour la première fois de sa vie d’adulte. Elle se trouvait là parce qu’il lui avait dit qu’il s’enfuirait avec elle, et elle l’avait cru – elle avait cru pendant quelques brefs instants, d’une douceur intense, qu’elle était quelqu’un de particulier, qu’elle appartenait à ce petit nombre de gens chanceux, un personnage de roman d’amour avec un happy end » (trad. E. Ertel, p.367-368).
Toutefois, si le dénouement tragique de Revolutionnary Road peut rappeler celui de Madame Bovary, la fin de Little Children semble moins sombre : Sarah réalise qu’elle doit s’occuper de sa fille, qu’elle est la seule sur laquelle sa fille Lucy puisse compter – la rédemption par la maternité. April, au contraire, trouve la mort dans le refus de la maternité. Dans Madame Bovary, l’issue n’avait pas grand chose à voir avec l’acceptation ou le refus de la maternité, l’indifférence à l’enfant était signalée dès la première moitié du roman et n’étant plus remise en question ensuite. – Ce qui a changé entre l’époque de Flaubert et aujourd’hui, serait-ce la place de la parentalité dans nos vies ?
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Sara ressemble davantage à Emma, car l’adultère n’est pas pour April une aventure comme pour les deux autres. C’est cependant April qui meurt à la fin en tentant d’avorter, geste qui n’est pas s’en rappeler le suicide l’héroïne de Flaubert.
Pour moi, le roman de Flaubert est d’abord une critique du romantisme mal digéré. Emma est incapable de se satisfaire de la réalité, incapable même de voir la réalité et c’est ce qui la condamne au malheur. Flaubert n’est pas féministe : il n’a pas l’intention de défendre son héroïne, ni même d’expliquer. En bon romancier, il décrit simplement. Certes, il n’est pas sans vouloir condamner la bourgeoisie qu’incarne Emma Bovary et le conservatisme. Il est possible de prendre le roman de Flaubert comme un rapport et de trouver des explications psychologiques, sociologiques et historiques au comportement d’Emma. Elle peut alors devenir une héroïne féministe, quelques furent les intentions de Flaubert. Sara, qui a étudié les théories féministes, est d’abord très critique envers Flaubert car elle sait qu’il participe à la « domination masculine ». Cependant, en lisant le roman, elle s’identifie à l’héroïne et s’explique ses agissements, elle se met alors à la défendre.
Restons en aux faits : le problème d’Emma Bovary, c’est son incapacité à voir la réalité, à l’accepter, à la faire évoluer. Le dictionnaire Larousse donne cette définition du bovarysme : « Comportement d’une femme que l’insatisfaction entraîne à des rêveries ambitieuses ayant un rôle compensatoire ». Dans les deux romans qui nous occupent, ce ne sont pas seulement les femmes qui sont insatisfaites. Frank est tout aussi insatisfait qu’April, de même que Todd est aussi insatisfait que Sara (et de même d’autres personnages secondaires dans les deux romans, je pense notamment à Larry dans Little children). Tous auraient voulu une autre vie, mais paradoxalement n’ont presque rien fait pour que les choses se passent autrement. Les meilleurs dialogues de Frank et April se passent dans la tête de Frank : il y a toujours un décalage entre ce qu’il imagine et ce qu’il fait réellement. Quand ils se décident enfin à agir, ils sont encore plus dans le rêve que dans la réalité. Ainsi si April est fixée sur Paris, c’est parce qu’elle prétend que Frank parle français couramment, ce qui est faux. De même le projet de départ de Todd et Sara est hâtif et peu réfléchi. Bovarysme.
Notons que le portrait de Sara au début du roman est très clair. Après l’université Sara a été incapable de s’engager dans le monde réel (de grandir en fait, mais cela implique déjà une lecture psychologisante). Ses études sont clairement décrites comme une fuite pour ne pas se poser les vraies questions et ne pas s’engager dans la réalité (« a solution for escaping »), car la réalité toujours la déçoit ( pas de travail à la sortie de l’université, déteste enseigner…). Les Gender studies sont à Sara ce que les romans de Walter Scott sont à Emma Bovary. Sara ne lit pas les textes avec intelligence, elle n’utilise que son imagination et s’invente une vie qu’elle imagine meilleure que celles des autres femmes. Car ce que Sara et April clairement ne supportent pas c’est de remarquer qu’elles sont ordinaires. Clairement au début du roman, le narrateur explique que ce qui a poussé Sara vers Richard est la découverte de son échec : « she wasn’t nearly as smart as she’d thought she was. I am a painfully ordinary person, she reminded herself on a daily basis, destined to live a painfully ordinary live ». De même, April fait le même constat au début, lors de l’échec de la représentation. Toutes les deux se rêvent destiner à une destinée supérieures à celles de leurs voisines. Ainsi Sara à l’ouverture du roman se force à se différencier des autres mères : « Sara reminded herself to think like an anthropologist ».