George Duby met en cause l’authenticité des Lettres de deux manières :
Premièrement c’est une œuvre construite. A cette époque la correspondance n’était pas un exercice spontané et informel, les épistoliers avaient un projet. Ce ne sont pas des confidences, comme on a parfois voulu le faire croire. Ensuite, et c’est à mon avis le plus intéressant, il doute qu’Héloïse soit l’auteure des lettres qui lui soient attribuées. Héloise, comme d’autres figures féminine du Moyen-Age, lui semble instrument de l’Eglise et des hommes pour vanter le mariage et le célibat, les moyens de maîtriser les femmes, dangereuses créatures qui vivent le désir (p 125 dans l’édition Folio de Dames du XIIème). En effet, les lettres présentent la femme comme timide et indocile et font l’éloge du mariage, même si au départ Héloïse semble se rebeller. Dans la littérature postérieure, c’est cet aspect qui a été retenu. Héloïse est la « championne du libre-amour » (p.86) qui refuse le mariage, la rebelle. « La précoce héroïne d’une libération de la femme ».
2 réponses sur « [club] Héloïse – Une authentique voix féminine? »
Oui en effet, cette correspondance est construite, par son/ses auteur(s) et par les copistes qui se sont succédés afin de transmettre ce texte. Chacun a pu ajouter ou enlever, à sa guise, des éléments, récrire des passages…Si je me souviens bien, le plus ancien manuscrit qui nous est connu de la correspondance d’Abélard et Héloïse pourrait être mis en relation avec l’abbaye où Héloïse était abbesse, ce qui va dans le sens, soit d’une authenticité des lettres, soit d’une entreprise de légitimation de l’ordre fondé par Abélard dans cette abbaye du Paraclet (ordre dont les règles se trouvent à la fin de la correspondance). Soit des deux ! On peut ajouter que les lettres s’échangeant à l’époque par le biais de tablettes de cire que le destinataire devait effacer pour pouvoir écrire sa réponse, ledit destinataire pouvait, s’il désirait garder une trace du message, la recopier lui-même (ce qui suppose, bien sûr, à la fois un destinataire lettré et riche, c’est-à-dire qui possède de l’encre et du parchemin). Héloïse peut donc être elle-même la « compilatrice » de cette correspondance… ou n’être qu’un prête-nom !
Ce qui va dans le sens de la facticité de la correspondance, c’est l’aspect très dialectique (au sens médiéval) de cet échange : l’homme défend une position, la femme en défend une contraire et ils s’engagent dans une dispute, cet exercice qui opposait les étudiants en dialectique à l’époque et qu’Abélard a à la fois pratiqué et redéfini. Or on peut lire cette reprise de l’exercice de la dispute : soit il est trop parfait pour être vrai, et la correspondance est inauthentique ; soit on a affaire à deux personnes excellant dans l’art de disputer (et c’est le cas), et la correspondance peut être authentique… et très formelle car publique, comme toute correspondance d’ecclésiastiques !
Difficile de trancher !
Reste que la correspondance récemment exhumée et publiée sous le titre « Lettres de deux amants », qui pourrait être la première correspondance d’Abélard et Héloïse, propose des lettres beaucoup plus courtes, plus poétiques, et où l’on perçoit mieux la différence de style entre les deux épistoliers. Mais cette correspondance est-elle authentique, à son tour ?
Je pense qu’on ne saura jamais exactement, et que, même s’il faut avoir conscience de cette question de l’authenticité, elle ne doit pas être centrale.
Pourquoi a-t-on publié ses lettres? Si elles sont inventées, pourquoi les-a-t-on inventées? Pour qui? Quelle image de la femme transmet le texte ?
De toutes façons, même si le texte n’est pas authentique au niveau de l’identité des auteurs, il est authentique dans la mesure où il nous vient du Moyen-âge.
Je pense qu’il faut d’abord le considérer comme une oeuvre littéraire.