Au livre 2, Aurora s’oppose à Romney concernant l’aptitude des femmes à créer. Selon lui, les femmes sont inaptes à comprendre le monde et donc à l’influencer ; Aurora refuse une telle vision des choses. Pour elle, une femme comme un homme est en mesure d’épouser une carrière artistique (littéraire en l’occurrence). Aurora se présente comme une femme éprise de liberté et d’indépendance pour ce qui est de sa carrière – comme l’était sa mère, italienne, à l’égard de la passion amoureuse. La phrase qui la résume sans doute mieux à ce stade du livre est celle-ci : « I choose to walk at all risks ». C’est une jeune femme volontariste, décidée, sûre d’elle et que rien n’effraie. Elle sait ce qu’elle veut et n’admet aucune concession à son idéal.
Aussi, lorsque Romney la demande en mariage à la suite de cette discussion houleuse, Aurora ne reçoit pas cette proposition comme une preuve d’affection mais comme la marque d’un mépris de son cousin à son égard, comme s’il lui demandait de renoncer à ses rêves irréalistes pour accepter la réalité du rôle sociale de la femme, réduit à la fonction d’épouse et de mère : « Women as you are, mere women, personal and passionate, you give us doating mothers, and chaste wives, sublime Madonnas and enduring saints ». Aurora ne peut que refuser une telle « offre ». Elle refuse également de devoir épouser Romney pour pouvoir toucher l’héritage de sa tante : elle choisit l’indépendance financière et de suivre ses idéaux, même si le prix est à payer est la précarité et la solitude.
Pourtant, au livre 7, la position d’Aurora a quelque peu changé, puisqu’elle se plaint justement de son isolement amoureux, et insiste sur le fait que se sentir esseulée est propre aux femmes : « O God ! Thou hast knowledge, only thou, how dreary ‘tis for women to sit still on winter nights by solitary fires, and hear the nations praising them far off, too far ! ay, praising our quick sense of love, our very heart of passionate womanhood, which could not beat so in the verse without being present also in the unkissed lips, and eyes undried because there’s none to ask the reason the grew moist”. Le coeur des femmes serait donc bien fait, comme le pensait Romney, pour aimer, et la création artistique, qui exige un sacrifice total de soi-même, et se tourne en une sorte de sacerdoce, serait donc difficile aux femmes précisément parce que celles-ci auraient besoin d’aimer et d’être aimée.
Mais les hommes sont-ils exempts des tourments de la solitude ? Leur est-il vraiment plus facile de tout sacrifier à l’art ? Selon le discours de Romney, on pourrait penser que les hommes sont plus aptes à l’indépendance que les femmes ; et c’est ce à quoi Aurora croit que son cousin adhère, puisqu’en apprenant son projet de mariage, elle ironise : « ‘Tis clear my cousin Romney wants a wife, – So, good ! – The man’s need of the woman, here, is greater than the woman’s of the man, and easier served ; for where the man discerns a sex, (ah, ah, the man can generalise, said he) we see but one, ideally and really : where we yearn to lose ourselves and melt like white pearls in another’s wine, he seeks a double himself by what he loves, and make his drink more costly by our pearls. At board, at bed, at work, and holiday, it is not good for man to be alone”. Le besoin qu’aurait l’homme d’une femme serait, en réalité, moins noble que le besoin qu’aurait la femme d’un homme, puisque la femme chercherait à servir et l’homme à dominer.
Reste que, quelques pages plus tard (p. 162, éd. Penguin), Aurora refuse une demande en mariage en arguant qu’elle ne peut pas aimer : « Love, you say ? My lord, I cannot love. I only find the rhymes for love, – and that’s not love, my lord. Take back your letter.” Aurora est-elle artiste parce qu’elle ne peut pas aimer, parce que renoncer à l’amour l’arrange? On retrouve le même type d’opposition entre art et vie qu’entre art et amour : créer n’est pas vivre, et si certains sont aptes à renoncer à vivre vraiment, à être réellement heureux, pour créer, peut-être est-ce parce que, dès le départ, ils ne parvenaient pas à vivre ni à aimer. C’est en tout cas une question qu’on peut se poser à partir de la lecture d’Aurora Leigh.
Autre point problématique : après avoir concédé qu’il est difficile à une femme de ne pas remplir son rôle auprès d’un homme (à savoir : le sauver, selon le texte lui-même), Aurora en vient même à déprécier son œuvre et à estimer que l’amour donné a plus de valeur que l’œuvre qu’on écrit, œuvre nécessairement imparfaite. L’amour serait une plus belle création que n’importe quelle création artistique : « Now, if I had been a woman, such as God made women, to save men by love – by just my love I might have saved this man, and made a nobler poem for the world than all I have failed in. (…) ‘tis our woman’s trade to suffer torment for another’s ease. The world’s male chivalry has perished out, but women are knights-errant to the last; and, if Cervantes had been greater still, he had made his Don a Donna.” La grandeur féminine serait dans le dévouement amoureux. – Contrairement aux apparences, EBB est-elle anti-féministe?
Un passage du livre 7 donne peut-être une clé à ce problème, puisque hommes et femmes y sont mis sur le même plan quant à la création artistique : « The end of woman (or of man, I think) is not a book. » Hommes et femmes sont appelés à changer le monde, les hommes par l’action directe, les femmes dans une sphère plus restreinte. Mais qu’en est-il alors de la place de l’art dans la vie et la société ? C’est Romney qui répond à cette question lorsqu’il retrouve Aurora, au livre 8, et avoue avoir lu et aimé son livre : « the book is in my heart, lives in me, wakes in me, and dreams in me ( …) this special book (…) stands above my knowledge, draws me up ; ‘tis high to me. » L’art a bien une valeur, et une femme peut bien être une artiste. Mais comment, dès lors, peut-elle renoncer à sa “fonction”?
C’est qu’en réalité elle n’a pas à y renoncer. L’ouvrage finit sur les retrouvailles de Romney et d’Aurora, couple partageant un vrai souci de l’action sociale et de l’art. La leçon d’Aurora Leigh, c’est peut-être la fin du mythe de l’artiste qui se sacrifie à son art, du créateur solitaire et vivant en ascète. Dès lors, l’art rentrant dans la sphère de la vie, des réalités sociales, quotidiennes et contemporaines, il peut s’accommoder avec une vie amoureuse et une vie familiale. Bannir l’amour de sa vie, c’est ne pas savoir vivre et ne pas pouvoir bien créer : « Passioned to exalt the artist’s instinct in me at the cost of putting down the woman’s – I forgot no perfect artist is developped here from any imperfect woman. (…) Art is much, but love is more.”
Il n’en reste pas moins qu’Aurora ne se contente pas d’accepter le rôle que la société victorienne impose à la femme : elle le dépasse en prenant les rênes de sa vie amoureuse. Elle fait en effet une déclaration en bonne et due forme à Romney, et utilise des mots qu’on s’attendrait plutôt à trouver dans une bouche masculine : « I mistook my own heart, – and that slip was fatal. Romney, – will you leave me here ? So wrong, so proud, so weak, so unconsoled, so mere a woman ! – and I love you so – I love you, Romney.”
La liberté de la femme est donc aussi à conquérir dans le domaine amoureux : telle me semble être la principale leçon d’Aurora Leigh.
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