En quoi Mrs Dalloway peut-il se prêter à l’appellation « roman féministe » ?
En vertu de son titre d’abord, qui privilégie d’emblée la figure de Clarissa : si les personnages et les focalisations se multiplient dans le roman, c’est bien le point de vue de Clarissa qui prime ; c’est autour d’elle que se construit le jeu des flux de consciences. Accorder la primauté à une femme peut en ce sens paraître féministe : c’est affirmer que la vie quotidienne de n’importe quelle femme de la haute société victorienne (quotidien se résumant pourtant à l’organisation d’une soirée) vaut la peine d’être racontée, constitue un intérêt universel.
A cause de ses personnages féminins, ensuite : Mrs Dalloway, Elizabeth, Sally, Lucrezia, Miss Kilman présente autant de visages de la féminité qu’en offre la société victorienne. La galerie de portraits ainsi offerte au lecteur balaie tout un champ de possibles de ce qu’est l’identité féminine. Mrs Dalloway et Elizabeth sont deux instantanés dans la vie d’une femme de la bonne société (l’une au moment de son passage à l’âge adulte, l’autre à son entrée dans la maturité, au moment où la préoccupation du passé prime sur celle de l’avenir). Lucrezia est une épouse aimante mais dépassée par la singularité (et la maladie) de son mari ; Miss Kilman est la figure même de la dévote frustrée et pleine de rancœur. Quant à Sally, elle présente le visage de la mère de famille comblée.
Pourtant il ne m’a pas semblé que V. Woolf se demandait ce que signifiait être une femme à travers cette galerie de portrait. Clarissa a fait un bon mariage, Peter y aspirait lui aussi : dans les deux cas, la question du mariage est posée, et est également problématique dans les deux camps. Septimus et Miss Kilman présentent deux aspects de la folie : l’une ouvertement déclarée, délirante ; l’autre plus insidieuse, car plus quotidienne, celle de la persuasion d’être persécutée et d’une rancune étendue au monde entier. La folie n’est pas le lot d’un sexe en particulier, mais celui de tous. Les regrets, non plus, ne sont pas réservés à l’un des deux « camps » : dans les romans français du XIXème où apparaît une figure de femme mariée, on y associe souvent le thème du regret, du mariage décevant, des possibilités inexplorées, de la vie manquée… Ici, c’est Peter Walsh qui, alors même qu’il semble avoir pris le taureau par les cornes en partant en Inde, à l’aventure, se révèle perclus de regrets et a le sentiment d’être passé à côté de quelque chose – de Clarissa. Car son départ n’était pas un nouvel élan, mais une fuite. Clarissa, au contraire, se répète à elle-même qu’elle ne regrette pas son choix, qu’elle a été heureuse en ménage, qu’une vie avec Peter ne lui aurait pas convenu. L’existence féminine n’est donc pas un champ de possibles nécessairement réduit ; c’est toute existence qui peut être vaste ou étroite, selon qu’on décide de la vivre pleinement ou de fuir et de différer sans cesse, par peur ou démission. Et tous sont, à ce titre, logés à la même enseigné.
Tous ces éléments me portent à penser qu’au final, Mrs Dalloway est davantage un roman sur la condition humaine, l’importance de faire les bons choix au bon moment, et la fonction de révélateur que remplit à ce sujet le passage du temps, qui en faisant émerger les regrets révèle quelles auraient été les décisions salutaires, que sur la condition féminine en particulier.