Nous recevons aujourd’hui Sarah Delale, agrégée de lettres modernes et docteure en littérature française. Elle a enseigné à l’université Sorbonne-Université, Lyon II et est et actuellement chargée de recherches post-doctorales à l’université de Louvain-la-Neuve. Sa thèse portait sur la composition et la mise en livre de la narration dans l’oeuvre de Christine de Pizan, autrice de langue française du XVe siècle ; ce travail a donné naissance à l’ouvrage dont nous parlons aujourd’hui, Diamant obscur : Interpréter les manuscrits de Christine de Pizan, publié aux éditions Droz cette année. Elle est également la co-autrice avec Lucien Dugaz d’un ouvrage sur Le Livre du Duc des vrais amants de Christine de Pizan paru aux éditions Atlande en 2016 et a collaboré à plusieurs ouvrages scolaires et parascolaires aux éditions du Robert ces dernières années.
Nous déroulerons cette interview en 3 temps : nous aborderons d’abord l’oeuvre de Christine et sa popularité, puis nous parlerons des recherches de Sarah Delale sur Christine de Pizan et nous finirons sur son positionnement propre en tant que chercheuse et autrice.
Je referme Phénoménologie de la danse en souriant. Sursaut d’enthousiasme : j’ai trouvé le livre que je cherchais depuis longtemps ! Voici en effet l’ouvrage que le héros de Footloose[1], Ren Mc Cormack, aurait dû consulter pour défendre la danse. Au pasteur qui veut éviter la corruption spirituelle de sa communauté, Ren oppose une série de citations bibliques qui prouvent que les écritures ne bannissent pas la danse mais ne démontrent rien. Quel point commun entre la danse du roi David[2] et des adolescents au bal du lycée ? Remarquer qu’on danse pour louer le Seigneur ne permet pas de lever les accusations dès lors qu’on s’éloigne du cadre religieux. Le discours du pasteur s’inscrit dans une tradition de méfiance à l’égard de la danse, accusée de répandre le vice et le désordre ; à laquelle Christine Leroy s’oppose dès le début de son travail. Elle nous invite au contraire à nous réjouir de la contagion suscitée par la danse car elle est source de connaissance et d’éthique.
Elle commence par décrire cette contagiosité si longtemps décriée pour la penser et l’innocenter. Elle est empathie kinesthésique. Certes, le mouvement du corps du danseur agit sur le corps du spectateur mais il n’y a ni fusion affective, ni délire. La danse relève du jeu, elle ne dure qu’un temps, mais celui-ci est formateur. Il permet de se rapprocher à la fois de l’autre et de soi car il y a une réciprocité entre le performeur et le spectateur. La danse est le lieu d’une rencontre charnelle.
La progression conduit ainsi Christine Leroy à souligner la visée éthique de la danse. « La sollicitation kinesthésique semble engager au souci de l’autre à partir du corps propre, et à la réparation de soi »[3]. L’empathie kinesthésique peut soigner, non pas au sens de guérir, to cure en anglais, mais au sens de prendre soin, to care. Le care est une attention bienveillante qui permet la rencontre et la connaissance d’autrui, tout en permettant une meilleure appréhension de soi. Notons au passage qu’avec la danse, le corps et plus exactement le vécu charnel, se trouve aussi réhabilité.
En effet, lorsqu’il est question d’éthique, il ne s’agit pas de principes abstraits et de morale. La danse ne va pas pervertir les jeunes de Bomont, la ville fictive de Footloose, mais l’on doit concéder au révérend Shaw, qu’elle ne les sauvera pas non plus. Cependant, la démonstration de Christine Leroy nous permet d’affirmer qu’elle les aidera à supporter l’adolescence, la découverte de leurs désirs et des désirs des autres. Cette découverte se révèle parfois pesante et danser ou regarder un spectacle de danse pourra l’alléger. « L’empathie kinesthésique met en évidence une commune aspiration à la légèreté et à l’envol, c’est-à-dire à la sublimation de la pesanteur »[4][5].
Christine Leroy ouvre des perspectives cliniques et justifie un usage thérapeutique de la danse. Danser ou regarder un spectacle de danse peut réparer ou redynamiser l’image du corps[6]. Son ouvrage est un apport théorique inédit à la critique de la danse, à la recherche en éthique et à la phénoménologie. On peut seulement regretter que le titre de l’ouvrage ne reflète ni son originalité ni la richesse des références qui ne se limitent pas à la phénoménologie, le recours à Winnicott et aux care studies sont particulièrement pertinentes. De plus, si le livre est si convaincant et stimulant, c’est grâce à ses nombreux exemples de chorégraphies. Christine Leroy ne donne pas seulement envie de penser la danse, elle donne aussi envie de danser.
[5] Ren aurait ainsi pu argumenter sur la puissance thérapeutique de la danse. En effet, si le révérend Shaw proscrit la danse, ce n’est pas pour suivre des principes religieux ou sauver des âmes mais pour alléger sa conscience. Son fils est mort dans un accident de la route en rentrant d’une soirée dansante et il se sent coupable.
Indiana, c’est mon premier. Mon premier George Sand, mais également le premier roman que cette dernière a écrit entièrement seule. Elle affirme par ailleurs qu’elle l’a écrit : “sans aucun plan, sans aucune théorie d’art ou de philosophie de l’esprit”. Pourtant, certains critiques affirment que le roman est “un plaidoyer contre le mariage”. Qu’en penser?
J’envisage ce roman comme une dénonciation des conditions sociales de son temps, surtout en ce qui concerne la condition féminine. Indiana, contrainte à épouser le colonel Delmare, se retrouve coincée dans un mariage où elle rêve de s’échapper afin de retrouver sa liberté. Mais elle ne peut pas. Son mari en est la cause : il est le dominant, elle est la dominée. C’est la femme esclave enchainée à son maitre ; d’ailleurs, elle le dit : “Je sais que je suis l’esclave et vous le seigneur. La loi de ce pays vous a fait mon maitre”. Il a ce pouvoir qu’elle n’a pas aux yeux de la société. Et c’est cela, à mon avis, que George Sand tente de dénoncer : ce rapport d’inégalité entre les deux sexes, cette supposée infériorité.
Indiana devra attendre pour mettre ses aspirations de liberté à exécution. Et c’est Raymon de Ramière, jeune noble qu’elle rencontrera lors d’un bal, qui le lui permettra. En effet, dès la première rencontre survient le coup de foudre. Mais l’impression que j’ai eue en lisant le roman, est que le but premier de Raymon est de séduire Indiana, non pour obtenir son amour, mais uniquement pour son égo. Raymon de Ramière est déjà avec une autre femme : la femme de chambre d’Indiana, Noun. Dès lors qu’il ne prend pas la peine de prévenir cette dernière au sujet de ses épanchements amoureux, sa sincérité n’est plus de mise. J’en vois même que la situation lui devient profitable : avoir deux femmes à son chevet, prêtes à tout pour le satisfaire.
Noun, c’est celle qui représente l’exotisme, celle qui va faire surgir le fantasme du métissage aux yeux de Raymon. Indiana, quant à elle, est celle qui vient de l’Ile Bourbon mais qui ressemble à une occidentale. Indiana est une femme issue d’une famille noble, Noun est une femme de chambre : tout un monde les sépare, que ce soit du point de vue économique, social ou culturel. On peut imaginer que c’est peut-être cette différence qui attire Raymon et qui l’empêche de faire un choix, du moins, jusqu’à la mort de Noun. Néanmoins, Noun n’est qu’une figurante puisqu’elle se place désormais au second plan dans l’intrigue amoureuse et qu’elle est remplacée par Indiana, qui, de son coté, prend la première place. Elles ne le savent pas mais une compétition s’installe entre elles, car elles veulent toutes deux le cœur du même homme.
On y verra plusieurs stratagèmes : Noun qui se déguise comme sa maitresse pour obtenir le cœur de Raymon, Indiana prête à se soumettre entièrement à celui qu’elle pense être l’homme de sa vie. Quid de leur vie en tant que femmes ? Elles s’oublient et semble-t-il, tout ce qui compte, c’est d’être avec Raymon, comme si leur destin évoluait en fonction de cet homme. Par ailleurs, l’une se suicide suite à un malheureux quiproquo, tandis que l’autre envisage de le faire, à cause d’une souffrance terrible. Si l’une se supprime et que l’autre y échappe de justesse, j’ai l’impression qu’il n’y a pas de perspective de vie pour les femmes seules dans ce roman. Je me pose alors la question : est-il nécessaire qu’une protagoniste passe par un chemin sinueux et douloureux pour obtenir les “faveurs” d’un homme ? Et, est-il nécessaire que ce dernier fasse partie de l’intrigue pour permettre à une femme d’exister ?
Après la mort de Noun, on constate qu’Indiana continue à être asservie à Raymon ; elle échappe toutefois aux conventions concernant le mariage puisqu’elle n’a pas peur des risques encourus en entretenant des relations avec Raymon. Cela montre qu’elle ne se soumet pas totalement au colonel Delmare : elle est une femme qui ne se cantonne pas à ce qui est imposé par la société mais qui est quand même sous l’emprise d’un autre homme. Elle quitte donc l’Ile Bourbon pour rejoindre ce dernier alors que lui ne semble pas éprouver de l’amour pour elle mais suivre seulement le besoin qu’elle se soumette afin qu’il se sente valorisé, : “ Il se sentait assez d’adresse et de rouerie dans l’esprit pour faire de cette femme ardente et sublime une maitresse soumise et dévouée”. C’est donc pour son plaisir personnel qu’il envisage de recontacter Indiana et ce, sans même mesurer les conséquences de ses gestes et du risque qu’elle encourt. Par ailleurs, c’est à la suite d’une lettre reçue par Raymon que le colonel Delmare va découvrir toutes les anciennes lettres cachées par Indiana. Pour la première fois dans l’intrigue, nous allons être témoins des violences que subit Indiana de la part de son mari, : “Alors, sans pouvoir articuler une parole, il la saisit par les cheveux, la renversa, et la frappa au front du talon de sa botte”. Je comprends le fait qu’elle cherche à s’enfuir, qu’elle veuille le quitter, mais j’éprouve une certaine amertume à l’idée de me dire qu’elle le quitte non pas pour retrouver sa liberté en tant que femme, mais pour se retrouver dans les bras d’un homme qui ne la respecte pas non plus.
Car Indiana fait indéniablement preuve de faiblesse face à Raymon. Elle n’a pas l’esprit clair puisqu’elle est aveuglée par son amour. Dès lors, peut-on la blâmer ou doit-on avoir pitié d’elle ? Nous savons qu’elle lutte contre la société mais seulement pour être avec un autre homme que celui qui lui a été imposée. C’est le pathétique d’un extrait qui m’a convaincue qu’Indiana n’était qu’une femme amoureuse tombée dans les filets d’un homme qui finalement ne l’aimait pas, mais qui voulait seulement la posséder : “ C’est ton esclave que tu as rappelée de l’exil et qui est venue de trois mille lieues pour t’aimer et te servir ; c’est la compagne de ton choix qui a tout quitté, tout risqué, tout bravé”. À la découverte de la femme que Raymon a épousé en l’absence d’Indiana, on aperçoit d’autant plus de la fragilité de cette dernière, qui semble brisée d’apprendre qu’il ne l’a pas attendu. Indiana est la femme laissée à l’abandon, c’est la femme réduite à rien, la femme oubliée. Est-ce donc le sort de toutes ces femmes condamnées à périr parce qu’elles sont seules ? Il est certain que les hommes ne perdent pas leurs privilèges dans cette société, quel que soit le sort qui leur a été réservé. On éprouve alors un sentiment d’injustice pour Indiana, pour cette femme qui a tant souffert, et ce, dès son plus jeune âge.
La fin du roman surprend. Alors qu’Indiana était sur le point de se jeter d’une falaise en compagnie de son cousin qui lui a avoué l’amour qu’il cachait depuis longtemps, l’intrigue prend une autre tournure. La conclusion nous amène à voir que c’est finalement une fin heureuse qu’a choisie George Sand puisqu’Indiana ne périt pas. On retrouve Indiana vivant avec Sir Ralph, amoureuse, et visiblement heureuse, même s’il reste des traces de tristesse. Cette fin m’a étonnée car je m’attendais à une fin tragique. Si George Sand voulait une fin heureuse, pourquoi a-t-il fallu qu’Indiana succombe de nouveau à l’amour d’un homme ? Cet homme qu’elle considérait comme un frère qui plus est… Il aurait fallu qu’elle fasse son chemin seule, en tant qu’individu libre, même s’il était mal vu par la société qu’une femme vive célibataire. C’est pourtant la voie qu’a choisie George Sand elle-même !
L’adultère est un des grands thèmes de la littérature et du cinéma français. On trouve déjà, au Moyen Âge, dans les chants et les romans d’amour courtois, la relation triangulaire du seigneur, de la dame et de l’ami et tout ce qu’elle implique : le secret, le danger de sa divulgation, l’intensité de la relation, l’entretien du désir entre proximité et éloignement, parole et silence, et la fin programmée.
Toutefois, alors que la fin amor place la femme en position de domination, car elle est supérieure en classe sociale voire en âge à l’ami, les histoires adultères modernes et contemporaines renversent le schéma : c’est l’homme qui est marié, c’est l’homme qui contrôle les rendez-vous et impose ses disponibilités, c’est l’homme qui est le maître. Le mot « dame » du Moyen Âge vient du latin « domina », qui veut dire celle qui domine et qui peut en cela se traduire par « maîtresse » : dans la relation adultère de l’époque moderne et contemporaine, qui domine ?
Deux films et un roman éclairent ici le sujet des rapports hommes/femmes vus par le prisme de l’adultère. Ma nuit chez Maud met au centre de l’intrigue ladite Maud (Françoise Fabian), maîtresse femme, divorcée, célibataire et libre, qui reçoit depuis son lit comme les Précieuses. Elle disserte de religion, de politique et d’amour avec Jean-Louis (Jean-Louis Trintignant) lors d’une nuit où celui-ci, coincé par le verglas, reste dormir chez elle, alors qu’il vient de la rencontrer. Fervent catholique, il est gêné de la situation et renonce à coucher avec elle. Lorsqu’il rencontre ensuite la jeune fille après laquelle il court depuis plusieurs jours, qu’il a aperçue à la messe et dont il a décidé qu’elle serait sa femme (Marie-Christine Barrault), cette nuit chez Maud est oubliée comme une anecdote sans importance. Mais Maud lui avait fait une confidence sur la fin de son mariage qui entre en écho avec celle que lui fait la jeune fille, Françoise, sur sa dernière relation amoureuse. Maud avait découvert la liaison de son mari avec une jeune femme blonde et catholique et avait tout fait pour qu’ils rompent ; la jeune fille révèle avoir été la maîtresse d’un homme marié. Lorsque le hasard les fait tous se rencontrer de nouveau sur une plage des années après, le trouble de Françoise en revoyant Maud suffit à ce que Jean-Louis comprenne que celle qui est devenue sa femme était la maîtresse du mari de Maud. L’information n’est pas divulguée au spectateur mais est seulement suggérée comme le secret de Françoise, sur lequel Jean-Louis garde le silence. Dans la France de 1969, pourtant secouée par la révolution de mai 68, Eric Rohmer saisit les pudeurs et réticences d’une France encore en partie croyante et pratiquante face à la possibilité d’une entorse aux bonnes mœurs. Jean-Louis a résisté à la tentation d’une nuit de sexe sans amour ; Françoise a cédé à celle d’une histoire clandestine, et se sera laissée convaincre d’y mettre fin. L’aveu qu’elle fait de cette passion est coupable, de même que c’est Maud qui est présentée comme aguicheuse depuis son lit, dans lequel elle dort nue (elle dit avoir des crises d’exhibitionnisme). Et si c’est Jean-Louis qui court après Françoise dans toutes les rues de la ville, c’est bien elle qui l’attire irrésistiblement : la faute aux femmes, donc.
Dans La femme d’à côté, la structure se répète : si c’est le hasard qui rapproche Mathilde de Bernard, deux anciens amants désormais mariés chacun de leur côté, c’est Mathilde qui regarde avec insistance Bernard depuis sa fenêtre, qui l’appelle et qui veut le voir. La suite du film en expose les raisons : si Bernard est conduit à une crise de folie par le retour de cette passion, s’il la manifeste violemment en public en se jetant sur Mathilde et en lui criant dessus pour l’empêcher de partir en voyage avec son mari, c’est bien Mathilde qui subira les plus grandes séquelles de leur histoire. D’abord, parce qu’elle a avorté de leur enfant des années auparavant, enfant dont elle voulait et dont Bernard ne voulait pas ou pas vraiment. Ensuite, parce que la crise que s’autorise Bernard, et qui le guérit, Mathilde se l’interdit. Restant dans une mélancolie dangereuse, ne parvenant pas à renoncer à son amant, elle finit par revenir de nuit dans la maison vidée de ses meubles et d’y attirer, par le bruit d’une porte battante, Bernard. Alors que leurs dernières entrevues en présence de témoins avaient été neutres et chastes, leurs retrouvailles face-à-face sont charnelles et pulsionnelles : dans une ultime étreinte, Mathilde tue Bernard d’un coup de revolver dans la tempe avec de se donner la mort. La voix-off commente : « Ni avec toi ni sans toi ». L’adultère est ici une responsabilité commune : les deux amants sont mariés, ils se sont connus libres. Et si c’est la femme qui tue, parce que c’est elle qui souffre, on ne peut pas dire que l’homme ne souffre pas : il souffre différemment. Il renonce sans renoncer, reprend ou arrête sans s’effondrer psychiquement ; l’attachement de la femme à l’homme est plus profond et plus dangereux. La faute du délitement de leur relation lui est attribué : selon Bernard, c’est une femme « qui cherche midi à quatorze heures ». C’est le vieil argument de l’inconstance féminine qui est ici énoncé : c’est d’ailleurs elle qui donne le titre du film « La femme d’à côté », ce titre étant le synonyme d’un type de relation sans conséquence, dont l’homme peut profiter sans devoir rien en retour, comme si habiter à proximité signifiait être disponible sexuellement en permanence. C’est ainsi que Mathilde comprend la plaisanterie que font quelques hommes à ce sujet dans les toilettes du club de tennis qu’elle fréquente avec Bernard. Et c’est à ce moment qu’elle fait une crise nerveuse, et s’effondre : elle n’aura été que « la femme d’à côté ». Possessivité masculine et déception des attentes féminine sont les deux axes de ce film de 1981.
Passion simple date quant à lui de 1991. Roman court d’Annie Ernaux, il relate la passion adultère du point de vue féminin. La narratrice y raconte à la première personne du singulier sa relation avec un homme marié, originaire de l’Est, étranger, qui l’appelle lorsqu’il est libre pour venir coucher avec elle et chez elle. On ne saura rien sur leur rencontre, et la fin de leur liaison se fera comme son commencement : sans terme marqué. Tout est flottant, en permanence : rien n’a commencé de réel, pas d’histoire d’amour, pas de couple officiel, et rien ne finit non plus, un appel pouvant de nouveau surgir du néant, comme ne plus jamais advenir. La narratrice est ainsi accrochée à un temps suspendue, rattachée, pendant les deux années que dure cette liaison, à une attente sans borne, enjointe à une disponibilité totale, qu’elle vit absolument et sans souffrance. Ce discours exaltant ce type de liaison comme une passion sublime dérange toutefois : il n’y est question que de domination de la femme par l’homme, dans une relation qui tient presque des codes du BDSM quant à la réduction de la femme à une esclave sexuelle qui n’achète de vêtements que pour son amant, qui ne pense qu’à lui, qui ne se consacre qu’à lui, et à laquelle lui n’appartient pas. Cette mystique de la relation ne convoque pas le terme d’amour ni celui de couple ; la passion, ce terme désignant à la fois la fureur amoureuse et sexuelle et la souffrance de celui qui subit, est le mot choisi pour qualifier une relation dangereuse, et qui aboutit nécessairement à un abandon de la femme par l’homme. On ressort de cette lecture perturbée, en tant que femme, sur ce que cela dit de la liberté sexuelle féminine de la fin du XXe siècle : faut-il nécessairement être enchaînée pour s’émanciper ? Se jouer des codes de l’asservissement pour se prouver que l’on n’est plus esclave ? Ou n’existe-t-il pas une autre manière de vivre, et de faire ?
Ma nuit chez Maud, La femme d’à côté (cité par Annie Ernaux) et Passion simple présentent trois facettes de l’adultère tel qu’il est vécu par les femmes : culpabilité et remords pour Françoise, déception et rage chez Mathilde, abandon et emprise chez Annie Ernaux. Dans tous les cas, au rebours des dames de la fin’amor, la maîtresse ne domine plus. Et si la structure adultère en elle-même repose sur un rapport de force, car sur une asymétrie des situations, on peut toutefois y trouver une égalité amoureuse et passer du « ni avec toi, ni sans toi » de La femme d’à côté au « ni vous sans moi, ni moi sans vous » du Lai du chèvrefeuille de Marie de France. Adultère n’est pas toujours synonyme de passion ni de domination, masculine en l’occurrence ; mais cela est sans doute une question d’époque.
Se saisir de l’oeuvre d’Anaïs Nin, écrivaine américaine du XXe siècle, n’était pas chose facile. Ladite oeuvre en effet pléthorique et polymorphe, entre tomes de journal « officiel », volumes du journal non expurgé, textes d’autofiction et nouvelles érotiques. Elle est aussi, et surtout, tout sauf politiquement correcte. Certes, la vie d’Anaïs Nin illustre la liberté féminine ; mais c’est aussi celle d’une femme mariée, entretenue par son mari banquier, qui tient à son confort de vie. Certes, sa destinée est celle d’une femme de lettres qui s’émancipe par l’écriture et par la sexualité (voire les deux en même temps, à travers les textes érotiques) mais c’est aussi une menteuse et une séductrice compulsive, dont le comportement confine à la mythomanie et à la nymphomanie. C’est une femme qui aime tant les hommes que les femmes, mais c’est aussi une jeune fille qui se laisse faire face aux agressions, marquée par un climat d’inceste et qui, une fois adulte, prendra plaisir à coucher avec son père. C’est une femme qui écrit mais c’est aussi une femme qui avorte à 5 mois en estimant qu’elle ne peut à la fois écrire et être mère, suivant une alternative que d’aucuns et d’aucunes trouvent inacceptable aujourd’hui. C’est une grande amoureuse, qui se présente comme dévouée et généreuse, mais qui trompe chacun avec tous et tous avec chacun. C’est une passionnée de vérité mais qui couche avec ses analystes, le Dr Allendy puis le Dr Rank. Certains pensent qu’elle est folle, et l’était sans doute un peu, mais de cette folie qui flirte avec la limite et qui parvient toujours à la sublimation.
Ce que j’en ai retenu pour moi-même, lorsque j’a tout lu d’elle, de mes 16 à mes 19 ans, c’est cette liberté folle car absolue, cette plasticité de la narration et de la vérité, et cet instinct qu’il y a dans l’écriture diariste une forme éminente de l’écriture de soi, de l’écriture tout court. La littérature ne considère pas encore le journal intime comme un genre littéraire à part entière : c’est une erreur. Une fois l’erreur dissipée, l’oeuvre d’Anaïs Nin gagnera ses lettres de noblesse. D’ici là, des ouvrages comme celui, subtil, délicat, de Léonie Bischoff aidera ceux qui hésitent au seuil de l’oeuvre à passer le pas, à y entrer, et à plonger dans la mer des mensonges, car de la fiction.
Pandorini est un roman à clés, mais ce n’est pas ce qu’il y a de plus intéressant dans ce livre. C’est un ouvrage de plus sur les abus sexuels dans un milieu de pouvoir, et d’aucuns crient à la lassitude, à la répétition – mais ce n’est pas l’ouvrage de trop. En transposant l’intrigue du milieu des grands médias à celui du cinéma, l’actrice déguise quelque peu la réalité pour mieux en souligner l’universelle vérité : d’où qu’elles se trament, les ficelles de l’agresse sexuelle sont toujours les mêmes (cf l’illustration de couverture).
La victime est jeune, naïve et, c’est là sa faille, atteinte du syndrome de Cendrillon : elle pense que l’amour peut se construire sur un coup de foudre et qu’une carrière dans le cinéma, aussi. Il faut dire que les success stories célébrant les débuts de carrière tonitruants de ceux qui sont « repérés » du jour au lendemain confortent cette illusion. Et même chose pour les Rom com qui déclinent à l’envi le mythe du premier regard foudroyant.
Le coupable est mûr, installé dans une position de pouvoir et, c’est là son vice, atteint du syndrome du Don Juan : il consomme les conquêtes pour mieux redorer son image ; et, au rythme où va la dévoration, la faille narcissique est énorme. Elle se conjugue avec un manque absolu d’empathie pour ses conquêtes, qui ne sont que des proies. Tous les moyens sont bons pour les enchaîner : la flatterie, la fausse promesse, l’entrée par surprise dans l’intimité (par la conversation d’abord, par les actes ensuite), l’insistance, le brouillage de discours entre sexe et amour, l’abandon sans un mot.
Sonnée par une première relation brutale, la jeune femme en vient à développer un syndrome de Stockholm qui lui fait rechercher ce qu’elle devrait fuir pour échapper à son propre sentiment de culpabilité. Puisque je choisis aujourd’hui, c’est que j’ai choisi hier : rien de mal ne s’est donc passé et le mensonge n’en est pas un.
La force et l’intérêt de l’ouvrage de Florence Porcel est de décrire et de décrypter avec un sens aigu de l’analyse et de l’introspection les ressorts des actions de chacun de ses personnages. Il est aussi d’intercaler passages de récits et parodies (d’une ironie mordante) de formats journalistiques (articles de presse écrite, interview radio, interview télé, posts sur les réseaux sociaux) pour faire entendre le choeur dissonant des voix qui s’opposent sur l’agora et pour faire taire, par avance, les arguments des partisans de la culture du viol. Une lecture édifiante et éclairante, dont l’intérêt est loin de se réduire aux révélations qui l’accompagnent.