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Interview – Camille Emmanuelle, Cucul

Camille Emmanuelle est journaliste, autrice et scénariste. Nous l’avions interviewée en 2022 au sujet de son expérience d’écriture de romance et de réflexion féministe sur l’écriture de la sexualité. Elle publie cette année un roman, Cucul, dans la nouvelle collection « Verso » des éditions du Seuil. Dans cette fiction, une autrice de romance, Marie, tue son personnage principal, male alpha d’une dark romance, pour le voir resurgir le lendemain en chair et en os dans son salon…

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Camille Emmanuelle par Marie Rouge

Il existe un lien entre toi et ton personnage principal : comme Marie tu as toi aussi écrit de la romance. Mais est-ce que tu as eu aussi, comme Marie, à écrire de la dark romance ?

J’ai en effet écrit pendant un an sous pseudo de la New Romance ; c’était il y a 11 ans, la Dark Romance n’existait pas, en tout cas ce n’était pas un phénomène comme ça l’est aujourd’hui. On ne m’a pas demandé, comme mon héroïne Marie, d’écrire la Dark. Pourtant, quand j’écrivais ces trucs-là, je me disais déjà que c’était réac comme récit, à la fois sur le couple, sur l’amour, et aussi sur le corps… Je me disais : « ça peut pas aller plus loin que ça, les gens vont se lasser, les lectrices vont se lasser ! » Et Il y a trois ans, des amis libraires m’ont parlé de la dark romance. En fait, ils m’ont alerté sur deux choses, sur le genre de la Dark Romance, qui est le petit frère psychopathe de la New Romance, et aussi sur le lectorat, qui avait vraiment rajeuni. Moi, il y a 11 ans, quand j’ai écrit de la New Romance, la maison d’édition qui m’employait me disait que la cible c’était les 18-25 ans. Mais là, le lectorat s’est rajeuni. Il y a beaucoup de collégiennes qui achètent de la dark à partir de 11 ans alors que ce n’est vraiment pas fait pour elles. Elles n’ont pas forcément le recul nécessaire pour comprendre ces récits qui sont certes des histoires d’amour avec des scènes de sexe, mais aussi autre chose. Ces histoires véhiculent une glamourisation de la violence masculine. Dans la new romance, celui qui est sexy, c’est l’homme mystérieux, dominant, distant… Mais là, en plus, il est dangereux, violent. Dans Captive, le personnage féminin n’arrête pas de dire que le personnage masculin est un psychopathe, par exemple. Elle découvre la faille intérieure de l’homme et elle comprend que s’il est si méchant, ce n’est pas de sa faute, et qu’elle seule réussit à voir sa faille.  Bon, dans la vraie vie, quand on tombe sur ce genre de gars, ça ne finit pas bien…

C’est le schéma des violences et de l’emprise, qui reprend le profil psychologique de la sauveuse et de l’homme qui se victimise alors qu’en fait c’est lui qui est l’auteur des violences…

Exactement. Un autre schéma qu’utilisent les hommes violents dans la vraie vie et qui est vu comme quelque chose de chouette dans ces romans, c’est que c’est un homme protecteur. C’est-à-dire que, ok, il est violent, ok, il a séquestré, mais les hommes dans le monde extérieur sont encore plus dangereux. Il va donc protéger la jeune fille d’un monde encore plus dangereux que lui ne peut l’être. Et ça, c’est un discours qu’on peut entendre dans la bouche des hommes violents qui disent « je les connais les hommes, c’est vraiment tous des salauds : moi je vais te protéger ». Quand un homme te dit ça, c’est un red flag, ça veut dire qu’il va tenter de t’enfermer, de contrôler la façon dont tu t’habilles, etc.

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Ton personnage Marie se demande à un moment si elle ne prend pas goût au fait d’être protégée. Tu poses à travers ce passage la question de ce à quoi on peut adhérer, malgré nous, dans ce fantasme véhiculé par Dark Romance…

Oui, c’est ce qui fait que j’ai écrit un roman (et une comédie d’ailleurs) plus qu’un essai : je voulais aborder cette question-là, et plus généralement la question de nos fantasmes et de nos ambivalences. Toute une génération, dont je fais partie, a été biberonnée à la figure du bad boy, et de l’homme protecteur. C’est une figure très ancienne, qu’on retrouve aussi dans la littérature classique du XIXe siècle : la figure du sauveur, du prince charmant. L’éducation féministe s’y oppose et nous pousse à ne pas aller vers ce type d’hommes, puisque ce n’est pas avec eux qu’on va vivre une histoire amoureuse égalitaire. On est dans un environnement un peu schizophrène ! Les collégiennes et les lycéennes d’aujourd’hui savent ce que c’est le bon consentement elles sont plus éduquées que nous là-dessus. Pour autant, elles lisent beaucoup, beaucoup de ce type de récits. Je m’interroge sur cette ambivalence et plutôt que d’y répondre d’un point de vue moral, j’y ai répondu à travers la voix de plusieurs personnages. Il y a des personnages qui me disent : «  ça va, c’est que des fantasmes, on a le droit de lire ce qu’on veut, etc. Et puis, les jeunes filles, elles ne sont pas connes, elles savent très bien que c’est de la fiction ». Et d’autres qui vont répondre: « Mais elles sont jeunes. Et ce qu’on lit a un impact sur notre façon de voir le monde. »

Cette ambivalence, on la retrouve dans tes deux personnages masculins de José et de James, qui représentent deux modèles de virilité. Marie a avec José un rapport plus égalitaire, avec davantage de complicité, de connivence et de compréhension…

Et d’humour aussi, parce que James n’est pas drôle du tout !

C’est vrai ça, ça ne m’a pas frappée tout de suite ! Ces deux personnages proposent donc deux manières différentes de réfléchir à la masculinité. Est-ce que tu l’as conçu comme ça ?

James est en effet un archétype et un stéréotype, mais bon, ce n’est pas de sa faute, il est né comme ça ! C’est un personnage archétypal qui a été commandé par la maison d’édition et que Marie a créé. Et José, lui, je dirais que c’est plus un jeune homme d’aujourd’hui, qui s’est construit dans sa séduction avec autre chose que ses atouts physiques et qui a développé de l’humour, la culture, l’intelligence, du dialogue avec les femmes… Il sait qu’il ne sera jamais une mâle alpha dominant. Et il ne voit pas les femmes comme des proies ! Alors que James correspond à l’idéal de certains mascus, c’est-à-dire un mâle alpha, avec beaucoup d’argent, un physique d’Apollon, des tablettes de chocolat. Je trouvais ça important d’avoir un contrepoint à ce personnage avec José, sachant que ce n’est pas un personnage qui a été facile à écrire. Dans la première version du roman, il n’était pas assez séduisant. Les premiers retours de lecture disaient : « On préfère quand même, James ! ». James, on voit tout de suite qui il est, parce que c’est un archétype, alors que José, c’est un personnage parmi d’autres, un être humain parmi d’autres. J’ai  donc dû réécrire le personnage José pour dire : « non, mais il est vraiment chouette ! ». Cela crée un vrai dilemme chez mon héroïne au moment de choisir entre les deux personnages masculins, comme dans une bonne comédie romantique.

À propos des com rom, on lit dans Cucul des scènes qu’on aimerait voir à l’écran, comme la scène de drag-queens dans la boîte à Belleville ou celle du bookclub féministe pendant un match de foot… D’ailleurs tu écris également des scénarios : est-ce que cette écriture scénaristique a influencé ton travail ?

Je pense que le fait de travailler sur des scénarios de séries depuis 4-5 ans a en effet influencé mon écriture, notamment dans la construction narrative. Le précepte numéro un, quand on écrit pour l’écran, c’est « show don’t tell » alors que dans le roman, on peut dire « tell don’t show ». C’est d’ailleurs ce que j’aime avec le roman : il y a une liberté dans l’écriture romanesque qu’il n’y a pas dans l’écriture sérielle ou visuelle en général. On peut faire ce qu’on veut avec ses personnages, sans contraintes, de prod notamment. Et les droits ont bien été achetés par une boîte de prod pour faire un long métrage !

Une question sur la fin du roman : Marie se donne comme objectif d’écrire sous son nom et d’écrire de la fiction qui ne soit pas la romance, : est-ce que ce personnage, ce n’est pas un peu toi aussi ? Y a-t-il eu un effet de légitimation de ton écriture de fiction à travers ce livre ?

Entre mes romances et Cucul, j’ai écrit Le goût du baiser, un roman Young Adult, et pour le coup, c’était ça : me prouver que je pouvais écrire un roman qui ne soit pas de la New romance. J’avais un peu peur après la New romance d’avoir gâché mon écriture, qu’elle ait été transformée par ce style. En fait, j’ai eu besoin de passer par le roman ado avant de pouvoir écrire un roman tout court. Parce que le roman ado, c’est une écriture particulière, un public particulier. J’ai d’abord fait mes armes dans le petit bain avant de plonger dans le grand bassin ! Il y a quelques années, j’avais peur du roman à proprement parler à cause d’un syndrome de l’imposteur… C’était comme si, quand je me mettais à écrire, tous les fantômes d’auteurs que j’adorais étaient là et me disaient : « Tu veux écrire un roman ? vas-y, on te regarde ! ». Je suis donc passée par l’étape du roman Young Adult pour pouvoir me dire que j’écrivais un roman, en sachant que le roman adulte que j’ai écrit est une comédie, ce qui est aussi une littérature de genre. Le syndrome de l’imposteur est tellement fort que je dois passer par le genre. Mais j’aime beaucoup la littérature de genre aussi, comme la littérature érotique : j’ai beaucoup d’admiration pour ceux qui y arrivent. Ce n’est pas parce que c’est du genre que c’est facile.

Tu as aussi écrit Ricochets, un essai nourri de ta propre expérience dans lequel il y a un peu de récit de soi…

Oui, tout à fait. Dans Ricochets il y a à la fois une enquête journalistique et un récit personnel, un mélange des deux. Je n’ai pas relu Ricochets depuis qu’il est paru et même si le sujet est très dur évidemment (les attentats de 2015, NB), je dis aux gens qui m’en parlent : « il y a quand même des blagues dedans ! ». Mais ce n’est pas du tout ce qu’ils retiennent. À l’inverse, quand j’ai commencé Cucul, je ne me suis pas dit « Allez, j’écris une comédie », juste : « je vais écrire un truc qui, moi, va me faire rire ». Cette forme de légèreté est venue avec l’histoire.

Cucul est à explorer aussi sur le site de Camille Emmanuelle

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Theresa Révay – Ce parfum rouge

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Thérésa Révay

Theresa Ravey est l’autrice de plusieurs romans historiques, dont Dernier été à Mayfair (Belfond, 2011) et La louve blanche (2008). Elle a reçu le prix Historia du roman historique en 2014 pour L’Autre rive du Bosphore le prix Simone-Veil 2017 pour La Vie ne danse qu’un instant. Dans Ce parfum rouge, elle revient sur la trace de ces ancêtres, à la tête de l’industrie chimique lyonnaise Givaudan. Son héroïne est Nine Dupré, 27 ans, née en Russie mais exilée en France en 1934 et qui cherche à se faire une place dans la création des parfums, un monde réservé aux hommes.

1/ Ce parfum rouge est l’histoire d’une femme qui cherche sa place dans un milieu dominé par les hommes, celui de la création de parfums, et, au-delà, celui de l’industrie chimique. Quels éléments vous ont frappé concernant la place des femmes dans ce milieu au moment de votre documentation ? Y a-t-il des choses que vous n’avez pas pu exploiter dans votre écriture ?

Au cours de ma documentation, je me suis aperçue que le monde du parfum avait longtemps été une profession où les femmes restaient singulièrement discrètes, davantage même que dans d’autres domaines, ce qui m’a étonnée. L’Antiquité s’était pourtant enorgueillie de compter des femmes parfumeurs. La sensualité érotique liée aux fragrances, une résonance avec notre subconscient que d’aucuns redoutent, serait-elle l’une des explications ? Sans l’avouer, se méfiait-on autrefois du « pouvoir » qu’une femme parfumeur aurait pu exercer sur le désir des hommes ?

À la fin du XIXe siècle, Marie-Thérèse de Laire se révèle toutefois comme une pionnière de la parfumerie moderne grâce à ses bases composées à partir des molécules de synthèse fabriquées dans l’entreprise de son époux. Son travail inspirera bien des créateurs, mais elle restera toujours une femme de l’ombre. Il faut attendre le bouleversement de la Grande Guerre et l’évolution des mentalités avec le mouvement d’émancipation des femmes pour qu’éclate au grand jour le talent de Germaine Cellier après 1945. Le nom de cette iconoclaste retentit parmi ceux des plus illustres parfumeurs. Je me suis inspirée de son caractère bien trempé pour ciseler le personnage de Nine Dupré dans mon roman. Mes échanges avec des femmes parfumeurs d’aujourd’hui telles que Calice Becker ou Vanina Muracciole m’ont permis d’affiner les traits de mon héroïne. 

Après le temps des recherches, je ne conserve pour la narration que les éléments qui nourrissent mes personnages ou le contexte historique dans lequel ils évoluent, donc je renonce à des anecdotes et des situations qui ne reflètent pas le quotidien de mes protagonistes. Je reste néanmoins aussi fidèle que possible à l’esprit de l’univers mis en scène. Mon travail se veut aussi « impressionniste ». Ainsi, je n’ai pas tout dévoilé de la sensualité évidente de cette profession particulière. Ce qui m’amuse à chacune de mes aventures littéraires, c’est que la réalité dépasse toujours la fiction. 

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2) Dans votre approche d’autrice, cette recherche du parfum idéal a-t-elle été écrite comme une quête alchimique ?

Rappelons que le parfumeur est l’héritier de l’alchimiste et que la quête alchimique à travers les siècles fut celle de la « quinta essentia », cette étincelle divine au cœur de la matière qu’on croyait insaisissable par l’homme mortel. Il a fallu les recherches des chimistes au XIXe siècle sur le carbone – la molécule de la vie –pour comprendre qu’on pouvait reproduire à l’identique les senteurs de fleurs et de plantes, mais aussi en créer de nouvelles. Une révolution scientifique à laquelle ont participé mes ancêtres lyonnais, les chimistes Léon et Xavier Givaudan, auxquels je rends hommage dans ce roman. 

La quête du romancier ressemble à une quête alchimique parce qu’il cherche, lui aussi, tel un démiurge, à donner vie à des personnages fictifs. Dans ce roman olfactif, mon héroïne compose le parfum de sa passion perdue. Il s’agit pour Nine de trouver cet équilibre au bord de la rupture qui fait l’essence d’un grand parfum en dosant les matières premières dont elle dispose. C’est le même travail que celui du romancier, dont les matières premières sont les mots, qui compose un alliage pour éveiller l’émotion par la syntaxe, le rythme narratif et des images évocatrices. On décèle chez lui l’espoir insensé de retranscrire un invisible vivant où se reconnaîtra le lecteur. Le poète-écrivain Christian Bobin ne précise-t-il pas que « les livres sont des âmes » ?

3) Un parfum a été créé exprès pour la promotion de votre ouvrage (à l’attention des lecteurs et lectrices : il n’est malheureusement pas commercialisé!). Pouvez-vous nous parler de cette aventure, à la fois poétique et familiale ? 

Ce parfum rouge est le roman que je m’étais toujours interdit d’écrire, tant il m’effrayait. On m’avait souvent demandé de raconter l’épopée entrepreneuriale de mes ancêtres, mais je renâclais de peur de ne pas être à la hauteur de leur exigence et de leur talent. Par ailleurs, parler des siens demeure à mes yeux un défi, sinon un guet-apens. Pourtant, une fois que j’avais trouvé la clé pour raconter leur destinée, ma cousine germaine Sandrine Pozzo di Borgo, descendante comme moi de Xavier Givaudan, a proposé de créer un parfum en souvenir de mon livre et des nôtres. 

Sa fille Valentine et elle possèdent une maison de création d’univers olfactifs, « Quintessence Paris ». Les parfumeurs maison, Thomas Fontaine et Vanina Muracciole, ont eu la gentillesse de se prêter à l’exercice : capturer l’esprit d’un roman en un parfum. Ainsi est né « LE parfum rouge », une création originale inspirée par les forêts de Sibérie et les grands accords de cuir et de chypre des années 30, emblématiques du récit. Lorsque je le fais sentir dans les salons du livre, je suis toujours émue de voir la réaction enthousiaste des lecteurs.

Ce merveilleux cadeau, inattendu et poétique, n’a de sens que parce qu’il s’agit d’une initiative de ma cousine en hommage aux frères Givaudan, nos ancêtres. Pour Sandrine et pour moi, comme pour tous ceux qui ont contribué à ce superbe parfum de caractère, cette aventure reste une émotion inoubliable.

Merci Thérésa ! Ce parfum rouge est à découvrir aux éditions Stock.

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Lauren Malka – Mangeuses, Histoire de celles qui dévorent savourent ou se privent à l’excès

Nous recevons aujourd’hui Lauren Malka, journaliste et essayiste. Lauren Malka anime le podcast La voix du livre pour le magazine Livres Hebdo ; elle a aussi co-écrit et co-réalisé avec Antoine Sahler en 2020 un documentaire sur la cuisine intitulé La France aux fourneaux. Elle est récemment l’autrice d’une série de fiction de 12 épisodes de 4 minutes pour Canal+, Le lexique des dyslexiques, qui dépeint, je cite “la réalité quotidienne de jeunes enfants, d’adolescents face aux premiers signes de troubles Dys”. 

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Lauren est aussi l’autrice de l’essai Mangeuses ! Histoire de celles qui dévorent, savourent ou se privent à l’excès, paru aux éditions des Pérégrines en 2024 et qui a reçu le prix Mange 2024. C’est pour cet essai que nous l’invitons aujourd’hui. 

Pour aller plus loin

Mangeuses ! Histoire de celles qui dévorent, savourent ou se privent à l’excès, Paris, Les Pérégrines, 2024

Le lexique des dyslexiques, Canal+, à voir sur MyCanal

Les voix du livre, Livres Hebdo, à écouter sur toutes les plateformes de podcast

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Interview – Gérard Nisslé, Cristal et cendre ou l’itinéraire d’une chanteuse de blues

Gérard Nisslé est écrivain public. Il est aussi romancier et a notamment écrit Cristal et Cendre, un roman qui se passe dans l’Alabama, en 1906 : « Saddie, une jeune fille noire de 15 ans dotée d’une voix magnifique, découvre une nouvelle musique, le blues. Dans le même temps, elle subit une terrible violence. A 16 ans, elle s’enfuit et part pour Chicago, réputée capitale du jazz, dans le but de devenir chanteuse de blues, de gagner sa vie grâce à sa voix. Mais elle a un autre objectif : se venger des quatre personnes qui l’ont meurtrie, qui ont bouleversé sa vie. C’est l’histoire d’un rêve, d’une violence, d’une vengeance. »

Gérard Nisslé a accepté de répondre à nos questions au sujet de cet itinéraire hors norme et des raisons pour lesquelles il a choisi ce sujet. Il nous répond avec précision… et humour !

1) D’où t’est venue l’idée de suivre un personnage de chanteuse de blues dans l’Amérique du début du XXe siècle ? 

Vers mes 12 ans, ma mère qui n’écoutait que de la musique classique m’a offert un disque différent des autres, déjà là : Sydney Bechet. Un choc. Un jazz New Orleans, gai, facile à apprécier, à comprendre, facile à aimer. Puis est venu Louis Armstrong. Plus structuré, plus exigeant. Plus profond. Le goût du jazz est né alors et ne me quittera plus. Puis ce furent les chanteuses de jazz. Puis le blues. Cheminement assez classique. Et là, j’ai plongé. Profondément. Sans comprendre un mot d’anglais ou presque, j’ai compris, j’ai vibré, j’ai ressenti, j’ai pleuré, j’ai partagé. Avec eux, avec elles. Avec leurs peines, leur misère, leurs chagrins, leurs espoirs toujours déçus, leur foi dans un lendemain meilleur. Des dizaines de disques, puis de CD. J’ai délaissé le jazz pur, et surtout ses déclinaisons modernes, pour ne me focaliser que sur le blues. Et j’ai commencé à lire sur le sujet. Des ouvrages savants. Les vies des chanteuses les plus marquantes : Bessie Smith, Elle Fitzgerald, Billie Holiday. Un chanteur et poète noir a dit « être noir et chanteur de blues, c’est être deux fois noir » Pour ces chanteuses, être une femme, de surcroît, c’était donc être trois fois noire. Trois fois maudites par le Destin. Trois fois marquées du sceau de la violence et du malheur. Leurs vies réelles, malgré leur succès, m’ont bouleversé. Surtout celle de Lady Day. Elles étaient victimes de la ségrégation et du mépris, mais surtout des hommes, noirs ou blancs. Elles buvaient et se droguaient pour survivre. Vedettes de spectacles, elles devaient entrer par le porte des fournisseurs, et non par la porte principale réservée aux Blancs. Billie cachait son argent dans un tube qu’elle mettait dans ses parties intimes pour éviter de se faire voler. Elles étaient battues, volées et violées régulièrement. Souvent par leurs maris ou amants. Et leurs chansons, si elles ne décrivent pas leur vie à elles, reflètent ces vies abimées, meurtries. Pour les Noirs chanteurs de blues, les textes s’appuient sur leur vécu et celui de leurs frères de couleur : le manque d’argent, le jeu, l’alcool, le chômage, la misère, la petite amie enfuie, l’épouse matrone et méchante, le Blanc cruel, la menace permanente d’un lynchage, mais aussi la joie d’un job d’un soir ou d’une semaine dans un juke-joint, la satisfaction de pouvoir composer et chanter. La dureté d’une vie noire. Avec aussi des fulgurances de joie et de bonne humeur, d’espoirs, de bonheurs éphémères. En refermant la bio de Billie Holiday, j’ai eu l’idée d’écrire une histoire y ressemblant. Moins triste que sa vraie vie. Maie en développant un trajet, un parcours, avec ses turpitudes, ses écueils, ses joies et ses désespoirs.

2) Ton ouvrage se présente à la fois comme un roman d’apprentissage et un revenge novel. L’esprit de revanche est-il au cœur du blues lui-même ? 

Non, absolument pas. De ce que j’en sais, l’esprit de revanche est absent de ce formidable genre musical. Les Noirs importés pour être esclaves, parlaient des dialectes différents. On séparait les familles, le père ici, la femme ailleurs, les enfants loin. Impossible de communiquer avec d’autres esclaves car ils étaient volontairement mélangés. On brisait ainsi les communications pouvant mener à l’organisation de révoltes. On les a aculturés avec une grande efficacité. Traités moins bien que des animaux, ils ont progressivement mais rapidement assimilé la religion de leurs maîtres, car… 1. C’était la seule activité permise, et 2. le dieu des Blancs devait être bien plus fort que leurs différents dieux locaux africains puisqu’ils en étaient arrivés là, pris, déportés, enchaînés, battus, torturés, mutilés. Et les prêtres se gardaient bien de leur inculquer l’idée de la revanche, bien au contraire. On les frappait sur la joue gauche ? Ils devaient tendre la joue droite. Le maître blanc violait leur femme ? Ils pleuraient en silence. Leurs enfants mouraient sous les coups de fouet ? Ils composaient une chanson d’une infinie tristesse. Leurs frères étaient lynchés pour un regard vers une Blanche, après avoir été émasculé ? Ils étaient obligés d’assister au spectacle et repartaient vers leurs cases, infiniment tristes, infiniment désespérés.  Ils étaient bafoués, maltraités, fouettés au sang, affamés, épuisés, désespérés de cette monstrueuse injustice ? Ils priaient. Et chantaient. Des blues à fendre le cœur, à déchirer l’âme. Des blues qui finalement, ne racontaient rien d’autre que leur vie quotidienne.

Qu’on ne s’y trompe pas : je mélange ici deux périodes distinctes, et c’est voulu. Avant le 18 décembre 1865, c’est-à-dire pendant l’esclavage, et après cette date. Cette date est très importante car elle a changé la structure économique d’un pays, mais du point de vue des Noirs, elle ne l’est peut-être pas tant que ça, car elle n’a RIEN changé dans les rapports sociaux, humains. Un Noir restait, selon un ouvrage publié une vingtaine d’années plus tard un être non-humain. L’ouvrage cité, « Le nègre est une bête dans l’esprit de Dieu » est authentique, hélas. Il n’est pas exclu que cela reste une « vérité » aujourd’hui encore, dans l’esprit de beaucoup de red necks blancs.

Autre chose de très important :  Les Blancs ont convaincus les Noirs, avec une incroyable, une époustouflante, une ahurissante efficacité, qu’être noir était une malédiction. Un péché. Une honte. Une flétrissure. Et ça marchait ! Des générations ont vécu avec cette honte chevillée au corps. S’ils souffraient, c’est parce que leur couleur n’était pas la bonne. S’ils étaient battus, humiliés, c’était une décision de Dieu, mise en œuvre par Ses créature préférées : les Blancs. Ils n’étaient pas humains. A peine plus que des bêtes. Ils étaient inutiles et dangereux. Stupides et paresseux. Sales. Mauvais. C’est ce qu’on leur mettait dans la tête en permanence, et ça fonctionnait très bien. La honte n’était pas du côté de celui qui violait les épouses noires de ses esclaves, de celui qui battait un pauvre nègre à mort pour un regard, de celui qui les affamait, de celui qui les tuait pour jouer, de celui qui lançait ses chiens enragés à leurs trousses et se délectait de les voir se faire dévorer, non. La honte était du côté des victimes de ces atrocités. La honte de la couleur que leur Créateur leur avait donnée. Un cas exemplaire et monstrueux de manipulation mentale à grande échelle. Qui maintenait une population supérieure en nombre, donc potentiellement dangereuse, dans la servilité effrayée. 

Alors, dans tout ça, point de place pour la revanche. On ne se venge pas d’une décision divine qu’on ne comprend pas, même si on en subit les conséquences dans son âme et sa chair chaque heure de chaque jour. On ne se venge pas de ses maitres cruels, puisqu’ils ont le blanc-seing divin de les traiter comme eux, les esclaves noirs le méritent. Et se venger physiquement d’un Blanc représentait un épouvantable danger : tortures et mutilations, mort, massacre possible de sa famille, représailles sur sa communauté. Avec, toujours en arrière-plan mental, la certitude que Dieu était du côté des Blancs. Oui, on peut se venger des avanies perpétrées par SES SEMBLABLES. Par ses frères, ses sœurs de couleur, certainement, car la justice divine est aux abonnés absents, et la justice humaine n’est qu’en faveur des Blancs, systématiquement. Mais c’est la seule vengeance à laquelle un Noir pouvait penser.

Donc, en l’absence d’une volonté, d’une envie, même, de vengeance, il ne restait que deux solutions : l’acceptation servile avec l’espoir bien mince d’échapper au pire, ou la fuite, avec de fortes probabilités d’être repris, tué ou amputé. En attendant, la prière le dimanche, pour tenter de se rapprocher de ce Dieu un peu trop partial. Et le blues les autres jours.

Alors, pourquoi la vengeance ? C’est un thème personnel, qui me fascine. J’ai d’ailleurs fait une petite « causerie publique » sur le sujet. Compte tenu de ce qu’une femme noire pouvait subir à l’époque, il m’a semblé intéressant de lui donner cette volonté de justice privée, et de voir où cela menait. Je suis content d’avoir pu introduire ce thème dans l’histoire de Saddie.

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3) Quelle a été ton influence majeure pour écrire ce roman : la littérature française ou la littérature américaine ? 

Désolé, aucune. Ma connaissance de la littérature française est pleine de trous. Par exemple, je n’ai lu L’étranger et La Peau de chagrin (et je ne m’en vante pas…) qu’il y a deux ans. Des merveilles, soit dit en passant. 

Pour la littérature américaine, on est loin, bien loin : amateur de SF depuis toujours, je suis un inconditionnel d’Asimov et de Dick, et un fan absolu de Ray Bradbury et de sa poétique-fiction. Par ailleurs, j’ai lu tous les romans traduits de Chuck Palahniuk, un auteur déjanté, des thèmes incroyables, une écriture-choc. 

Donc, ici ou là-bas, rien qui ressemble à cette histoire de chanteuse de blues. Aucune influence littéraire à revendiquer. La musique et uniquement la musique. Mon empathie profonde et spontanée avec les épreuves subies par le peuple noir américain et mon admiration pour sa capacité à créer un des plus beaux genres musicaux qui soient.

Une petite anecdote ? Quand j’ai commencé l’écriture, la petite Saddie naissait environ 30 ans plus tard que dans la version définitive, et elle découvrait le blues au moment où il était bien connu et implanté. Apprécié par un large public, Blancs et Noirs confondus. Et au milieu du livre j’ai eu l’idée de la fin, avec le film « Le chanteur de jazz » Mais les dates ne collaient plus. J’ai donc tout reculé d’une trentaine d’années. Un peu de réécriture, bien sûr, mais alors, un énorme problème : pour ce qui concerne les années de début de sa carrière de blueswoman, on n’a que très peu, très très peu, de traces écrites des premiers blues. Dans ma version initiale, j’en avait pléthore, et là, presque plus rien. J’ai donc dû inventer des chansons, avec des premiers couplets de mon cru. Inutile de les chercher sur Spotify ! Je me suis inspiré pour ça des paroles des centaines de blues entendus pendant ma vie, et qui m’ont marqué à jamais.

Une autre ? J’ai eu cette idée, cette envie d’écrire cette histoire il y a plus de trente ans. Je la voulais factuellement juste. Avec des détails authentiques. Or mes lectures ne donnaient jamais les détails de la vie quotidienne. Où les chercher ? Pour quel maigre résultat ? J’ai alors mis l’idée de côté et ai commencé à écrire d’autres histoires, des nouvelle fantastiques pour commencer. Et je n’ai plus repensé à ce récit rêvé. Un jour, il y a trois ans environ, mon cardiologue regarde des résultats d’examen et secoue la tête en faisant « Hmmm… hmmm… » Mauvaise limonade. Il commande des examens complémentaires. Dont les résultats arrivent, et donnent exactement la même réaction. Là, il m’explique qu’il faut passer à la vitesse supérieure car il y a soupçon de quelque chose de grave. Examens plus importants et investigations plus approfondies, qui diront mon espérance de vie. Je rentre chez moi avec la certitude qu’il ne me reste que quelques mois à vivre. Et là, un flash « Mais bon sang, ce que je ne pouvais faire il y a trente ans, est tout à fait faisable aujourd’hui ! Merci Internet ! Google je t’aime ! Je vais certainement trouver tous ces micro-détails indispensables » Et je me suis lancé le soir même. Recherche intensive, récupération de méga-octets de données, de plans, de dates, de noms, de faits. Et écriture d’un chapitre PAR JOUR ! L’urgence. La fébrilité. Aller au bout avant de passer l’arme à gauche. 

Et puis, les examens de niveau supérieur ont eu lieu. Résultat : fausse alerte, tout va bien. En manière de plaisanterie, j’ai alors demandé à mon cardiologue s’il voulait bien m’accorder deux ans de vie en plus, afin d’arriver au bout de mon projet d’écriture. « Accordé ! » Un an et demi plus tard, je mettais Cristal et Cendre en ligne chez Amazon en auto-édition. Ouf ! 

Depuis, à chaque nouveau projet d’écriture, je lui demande un an de plus de vie. Qu’il m’accorde très généreusement.

Et le féminisme, dans tout ça ? Je n’ai pas écrit Cristal et Cendre avec ce prisme. En voulant démontrer quelque chose. En voulant défendre une cause. C’était juste la monstration de ce que peut avoir été une vie noire en Alabama, à ce moment de l’histoire d’un pays violent, raciste et intolérant, lorsqu’on est une femme et que l’on a un rêve. Si cette histoire a dégagé un arrière parfum de féminisme, j’en suis ravi. Elle ne se voulait que le portrait d’une fille qui veut vivre malgré les obstacles, et qui y parvient pendant un temps. En ça, cette femme est peut-être toutes les femmes…

Comme monsieur Jourdain, je suis peut-être féministe sans le savoir, sans le revendiquer. Mes conviction philosophiques sont claires : la femme est un homme comme les autres, comme dit cette plaisanterie qui n’en est pas une, finalement. Égalité des chances. Égalité des traitements. Égalité des possibilités. Égalité des salaires. C’est la base, et elle est indiscutable. Les femmes sont différentes des hommes, ce qui ne signifie pas qu’elles doivent être traitées différemment. Je crois à une complémentarité. Le respect doit être mutuel. Pas de hiérarchie. Une femme sait faire quelque chose que je ne sais pas faire, a plus de talent que moi ? Respect et admiration. Et je ne me sens pas « diminué » pour autant. Ma femme a deux mains gauches pour le bricolage, et elle est une organisatrice hors-pair. Exactement mon opposé. Complémentarité et respect. 

Évidemment, je refuse, comme cela peut se produire aux États-Unis, avec les « Lionnes », ces féministes enragées, d’être traîné au tribunal pour sexisme parce que j’ai tenu la porte à une femme derrière moi afin d’éviter qu’elle ne se la prenne en pleine figure. J’ai tenu la porte à un être humain, c’es tout. De la même manière, je refuse deux idées entendues ici et là (quelquefois de la même bouche…) :

. Les femmes ont toutes été harcelées dans les transports en commun. C’est faux, et de loin. Il suffit d’interroger les femmes qui nous entourent. 

. La France a une culture du viol. Faux également. Le viol est une horreur absolue, qui doit être sévèrement punie, comme la pédophilie. Certains violeurs passent à travers des mailles de la justice. D’autres sont protégés. Oui, les dinosaures n’ont pas tous disparu…  Cela arrive et c’es tragique. Un seul viol par an serait encore un viol de trop. Mais culture ? Une culture, c’est l’ensemble des structures sociales et des manifestations intellectuelles, artistiques, religieuses qui définissent une civilisation, une société par rapport à une autre. Toute une civilisation. La vaste majorité de ses composantes. La France était majoritairement catholique et on pouvait parler de culture catholique. Elle ne l’est plus, les athées étant devenus majoritaires. On ne peut plus alors parler de culture, aujourd’hui. Le viol n’est ni accepté légalement, ni accepté socialement, ni accepté humainement, et ce par la totalité des femmes et une immense majorité des hommes. Quelques hommes, sur 66 millions d’habitants, pensent encore que « c’est pas bien grave… » ou « qu’elles l’ont bien cherché… » La bêtise poisseuse de quelques crétins à deux neurones, clamée haut et fort, ne suffit pas à faire une culture généralisée.

Ces envolées et affirmations absurdes vont à l’encontre du vrai féminisme et sont contre-productives, car elles décrédibilisent le reste du discours de celles qui les profèrent. Ce qui est dommage, car elles peuvent dire par ailleurs des choses très pertinentes…  

Le Larousse de 1905, tout premier du genre, donne à viol la définition suivante : atteinte à la pudeur. En complément à sa Bible, l’abbé Pierre devait avoir le Larousse de 1905 sur sa table de chevet… Il me semble qu’en 120 ans, on a quand même fait quelques progrès. Lents, difficiles, mais indiscutables.

Revenons au féminisme. Si je suis anti-clérical (pour toutes les religions) c’est en partie à cause de la place que les trois religions du Livre ont assigné à la femme : un être inférieur devant être (mal)traité comme tel. Que de vies brisées, que de talents gâchés, que d’injustices et de violences, depuis 3 000 ans ! Que de honte d’être un être humain. Que de bêtise, d’incommensurable bêtise satisfaite !

Hé, les aliens ! vous pouvez venir nous éradiquer, on l’a bien mérité !…

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Interview – Enseigner la poésie avec Claire Tastet

Notre invitée

Claire Tastet, agrégée de Lettres Modernes est professeure de français depuis 28 ans. Elle a commencé dans un collège des Hauts de France avant de rejoindre un lycée de la périphérie urbaine de Tours.

Avec ses élèves, elle a gagné le prix #JeLaLis – Équipe lors de la première édition du concours Je La Lis organisé par l’association le Deuxième Texte en janvier 2021.

Claire est une lectrice et enseignante engagée. Elle est co-organisatrice du Prix Maya qui, chaque année depuis 2019, récompense les œuvres littéraires qui font avancer la cause animale.

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Portrait de Claire Tastet

Hélène Dorion au programme

Claire Tastet nous explique pourquoi elle a été ravie de découvrir Mes forêts d’Hélène Dorion dans les programmes du lycée. Elle avait déjà confié son enthousiasme au Café pédagogique.

Les recommandations de Claire

La Ville Brûle – Je serai le feu

Frénésies – Stéphanie Vovor – Le Castor Astral

La nuit s’ajoute à la nuit (Grand format – Broché 2024), de Ananda Devi | Stock

Les poèmes de Sabine Sicaud

Les poèmes de Joséphine Bacon

Les poèmes de Ceija Stojka

Pour aller plus loin

@vaucenlettres : le compte insta de Claire

Notre interview

Claire Tastet : Une brèche dans les programmes ?

Faire découvrir les problématiques de l’écriture autochtone au Québec : lire Kukum de Michel Jean en classe d’Humanités, littérature et philosophie – Mémoires en jeu

Prix Maya

Prix Maya 2023 – Cause animale : que peut la fiction ? ⋆ Savoir Animal

Programmes et ressources en français – voie GT | éduscol | Ministère de l’Education Nationale| Direction générale de l’enseignement scolaire

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Interview – Blanche Leridon, Le château de mes soeurs et Johanna Cincinatis Abramowicz, Elles vécurent heureuses

Deux parutions ont récemment mis en lumière la montée en puissance des solidarités féminines. Celles-ci s’incarnent dans la relation entre soeurs (au sens propre ou au figuré) comme dans la ré-invention d’un vivre-ensemble au féminin : ainsi Blanche Leridon signe-t-elle Le château de mes soeurs : Des Brontë aux Kardashian, enquête sur les fratries féminines aux éditions les Pérégrines en cette rentrée littéraire 2024 (en sélection du Renaudot Essais)et Johanna Cincinatis Abramowicz a fait paraître Elles vécurent heureuses : L’amitié entre femmes comme idéal de vie chez Stock en avril dernier.

Nous avons proposé à ces autrices de répondre à nos questions sur la solidarité féminine.

L’amitié féminine, un idéal de vivre-ensemble

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Johanna Cincinatis Abramowicz vous a laissé un vocal, à écouter ici :

La sororité pour renouveler la solidarité

Blanche Leridon nous livre quant à elle ses réponses ci-dessous :

1)  Ton ouvrage propose une exploration riche de la représentation des relations entre soeurs. Vois-tu une évolution de ces représentations ? Les valorise-t-on plus qu’avant ?

La question des représentations est fondamentale car elle façonne nos imaginaires, nous propose des modèles, en particulier dans l’enfance et à l’adolescence. Au départ, les représentations de soeurs sont très stéréotypées : je pense aux petites filles modèles de la comtesse de Ségur, modèles de sagesse et de discrétion, très éloignées de la réalité. Les relations entre soeurs subissent les mêmes stéréotypes. On les a souvent limités aux chamailleries et à la jalousie de l’enfance, qu’il s’agisse de Cendrillon et de ses deux sœurs mégères, Javotte et Anastasie, ou des trois filles du roi Lear qui se battent pour l’amour de leur père. Au-delà de la fiction, on observe des réflexes similaires lorsqu’il s’agit de commenter les relations entre des sœurs bien réelles : Pippa et Kate Middleton sont forcément rivales, idem pour Venus et Serena Williams ou Catherine Deneuve et Françoise Dorléac.

On a trop longtemps enfermé leurs relations dans cette compétition puérile, cette chamaillerie qui est avant tout une manière de les discréditer. Aujourd’hui les choses évoluent, mais doucement. On montre des relations plus complexes, celle de Fleabag et sa sœur dans la série éponyme de Phoebe Waller-Bridge en est une. Lorsque Disney invente un personnage – celui de la Reine des Neiges – dont le destin est lié non plus à un Prince Charmant mais à l’amour de sa sœur – on peut aussi s’en réjouir. Il faut que ces nouvelles visions essaiment, que des générations de petites filles soient confrontées à ces nouveaux modèles. 

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2) En quoi la relation de soeurs diffère-t-elle, dans la représentation qui en est donnée, de la relation entre frères ?

Les relations entre frères ne sont pas épargnées par les disputes et la rivalité, mais elles ne se manifestent pas du tout de la même façon. Là où les filles sont associées aux chamailleries superficielles de l’enfance, les frères sont projetés dans un univers beaucoup plus glorieux et spirituel. Abel et Caïn, Jacob et Ésaü ou les frères Karamazof racontent des histoires de rivalité, certes, mais qui projettent leurs protagonistes dans des univers mystiques et mythologiques, où il est question de bien et de mal et d’avenir de l’humanité, très loin de nos soeurs qui se disputent pour un homme (car c’est souvent à ça qu’on les cantonne). Pour résumer : la rivalité fraternelle est noble et spirituelle, la rivalité entre soeurs est mesquine et superficielle. 

3) Comment expliquer que les femmes se reconnaissent dans la phrase « Nous sommes tous frères » suivant l’idéal de fraternité mais que les hommes rechignent à se désigner comme des « soeurs » ?  

C’est la résultante de la tyrannie du masculin-neutre, qui règne sur notre langue et notre culture. Mais je ne suis pas certaine que les femmes se reconnaissent toutes dans cette maxime, et c’est pourquoi il a fallu créer de nouvelles façon de faire « nous » au féminin, comme nous y enjoignait Simone de Beauvoir dans Le deuxième sexe. Toute l’histoire du féminisme contemporain, depuis les années 70 jusqu’à aujourd’hui, repose sur cette quête du « nous », qui est notamment passée par l’appropriation de cette notion de soeurs, d’abord chez les féministes américaines qui en ont fait leur slogan « sisterhood is powerful », avant d’être adopté par le MLF. C’est ce long combat qui a permis de faire renaître la sororité. Ma conviction est que les relations entre soeurs ont beaucoup à nous apprendre de ce point de vue là. 

Merci à Blanche et à Johanna pour leurs réponses !

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Anne-Sophie Brasme, Ce qu’on devient

Anne-Sophie Brasme signe en cette rentrée littéraire un roman inspiré de sa première expérience de publication à 17 ans. Dans Ce qu’on devient, la romancière retrace l’itinéraire de deux jeunes filles, Sophie et Anouk, dans une vertigineuse conversation des âges et des destinées.

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1) Votre personnage principal est une femme accomplie qui écrit à la jeune fille qu’elle a été. Elles ont en commun le désir d’écrire. En quoi ce désir est-il trahi ou abîmé par le passage à la publication dans le cas de la jeune fille ?

Dans Ce qu’on devient, je raconte en effet l’histoire de Sophie, jeune lycéenne qui voit son premier roman publié, comme je l’ai été moi-même à dix-sept ans avec Respire. Sophie écrit ce premier texte dans une sorte d’élan, mue par la nécessité de mettre des mots sur le harcèlement dont elle a été victime au collège. Bien sûr, elle rêve d’être publiée, mais elle n’ose imaginer cela possible : son père lui-même, aspirant romancier, a vécu dans le passé un refus cuisant. Le manuscrit de Sophie se retrouve finalement, un peu malgré elle, sur la table d’un éditeur. Et c’est là que tout change. La publication de ce « Premier Roman » la projette sur le devant de la scène, la sort de l’invisibilité et la fait entrer dans un monde qu’elle ne connaissait pas, celui de la bourgeoisie intellectuelle parisienne. Seulement, Sophie n’a pas les codes. Elle répond aux journalistes avec la naïveté de son âge, ce qui lui vaut d’être qualifiée de « petite dinde » par son attachée de presse. Son succès dérange : on attend d’elle qu’elle prouve son mérite. Et c’est ce qui bouleverse totalement son rapport à l’écriture : dorénavant, elle doit se montrer « à la hauteur ». L’écriture du deuxième roman est parasitée par cette injonction. Sophie ne redoute qu’une chose : que son « imposture » finisse par être dévoilée au grand jour. L’échec commercial de ce nouveau livre va conforter cette voix en elle et la faure renoncer à l’écriture pendant des années. Pour moi c’est le sujet fondamental du livre : comment ce sentiment d’incompétence, que de très nombreuses femmes portent en elles (à plus forte raison quand elles sont jeunes, et/ou racisées), s’insinue en nous jusqu’à entraver nos désirs.

2) Vous livrez à travers ce récit une analyse des travers du monde éditorial, qui répond à une logique de rentabilité et non de mécénat et qui s’appuie beaucoup sur les médias pour l’assurer. Selon vous, la jeune fille est-elle traitée comme un produit au même titre que son Premier roman ?

La jeunesse de Sophie est en effet mise en avant par l’éditeur. Elle est vue comme un objet de curiosité par les journalistes qui pendant un temps s’émerveillent de sa précocité. Sophie est présentée comme le petit phénomène de la rentrée littéraire. Je me souviens qu’à la sortie de Respire mes 17 ans étaient aussi un argument de vente. Un jour un journaliste qui était venu m’interviewer chez moi avait cité dans son article ma « chambre remplie de poupées » et mes « rouges à lèvre de lolita ». Le sujet n’était pas tellement mon livre…

Ceci dit, j’ai eu la « chance » de ne pas avoir été sexualisée plus que cela – contrairement à Lolita Pille qui a publié son premier roman Hell peu de temps après moi, et à qui on posait des questions horribles pendant les interviews. C’est d’ailleurs ce qu’elle raconte dans son dernier roman Une Adolescente

3) Qu’a d’urgent et de crucial le besoin ou désir d’écrire pour une jeune fille ou une femme dans notre monde d’aujourd’hui selon vous ? 

Ecrire c’est l’inverse de se taire. C’est mettre des mots sur des réalités qui restaient jusqu’à présent invisibles, innommées. En tant que femmes, nous avons appris à toujours minimiser nos douleurs, à croire que nos histoires ne valaient pas la peine d’être racontées. Mais elles le sont plus jamais. Et à plus forte raison quand il s’agit d’intime. Le monde a besoin de savoir ce que sont nos désirs, nos dégoûts, nos joies, les violences que nous subissons. Nous devons raconter nos histoires, si dérisoires nous paraissent-elles par rapport aux « grands récits », pour nous rendre enfin légitimes. Pour apprendre enfin à nous croire.

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Interview de Catherine Le Magueresse

Notre invitée

Catherine Le Magueresse est juriste, doctoresse en droit et chercheuse. Spécialiste du consentement, elle a publié l’ouvrage de référence Les pièges du consentement. Pour une redéfinition pénale du consentement sexuel, aux éditions iXe et a récemment co-organisé des journées d’étude sur le consentement en droit à l’Ecole Nationale de Magistrature. 

Notre interview de Catherine Le Magueresse

Les pièges du consentement

Catherine Le Magueresse nous explique à quelles conditions le consentement peut aider à faire progresser la justice pour les survivantes de viol ou comment ne pas tomber dans les pièges du consentement. Elle évoque aussi la définition du viol dans le code pénal français et son influence sur la réponse judiciaire.

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Les pièges du consentement,

“La présomption de consentement est une fiction légale et culturelle qui dispense celui qui initie un contact sexuel de s’assurer du consentement effectif – voire du désir – de l’autre.

Catherine Le Magueresse, Les pièges du consentement

Pour aller plus loin

Les pièges du consentement – Éditions iXe

Catherine Le Magueresse | Cairn.info

Séduction et galanterie à l’ère Post #Metoo – IFOP

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Barbie

Souvenirs de l’été 2023

Jusqu’au 23 février 2025, le Design Museum de Londres propose une exposition sur l’histoire de la poupée Barbie.

C’est l’occasion de se souvenir que l’année dernière sortait le film Barbie réalisé par Greta Gerwig avec Margot Robbie et Ryan Gosling.

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On a beaucoup parlé de ce film notamment pour se demander s’il était féministe ou pas.

Nous avons répondu à cette question dans un épisode de notre podcast.

Culture féminine ou féministe ?

Parler de Barbie, la poupée ou le film, c’est l’occasion de revenir sur la phrase par laquelle commence tous nos épisodes : ce podcast met en valeur la culture féminine et féministe.

La culture féminine, c’est tout ce qui concerne les femmes… les livres qu’elles lisent, les films qu’elles regardent, les fictions qu’on crée pour elles… La culture féministe, c’est politique – le point commun à tous les féminismes je pense c’est de vouloir changer la condition des femmes ou au moins de certaines femmes–, c’est la volonté de changer la société…

Alors évidemment les deux sont liés. D’abord, on peut faire une lecture féministe de la culture féminine. C’est ce qu’on fait souvent dans notre podcast. Ensuite, mettre en valeur la culture féminine contribue à valoriser les femmes et à casser des stéréotypes de genre. Par exemple, pourquoi ce serait mieux de jouer avec un ballon que de sauter à la corde ? Pourquoi ce serait mieux de faire un film sur les Transformers que sur Barbie?

Donc Barbie, la poupée comme le film, c’est de la culture féminine sans aucun doute. C’est un jouet conçu pour les filles, que beaucoup de petites filles ont reçus ou aurait aimé recevoir… C’est une référence qui renvoie à la culture féminine que ce soit pour s’en moquer, pour la critiquer ou la valoriser.

Et souvent quand on se moque de la poupée Barbie, on se moque des petites filles qui jouent avec… on les dévalorise… Et c’est pas bien pour l’estime de soi… Etc.

Donc valoriser la culture féminine contribue à changer le point de vue sur les femmes, l’éducation des filles et participe donc d’un féminisme. Mais la culture féminine en soit n’est pas féministe.

Barbie, une féministe ?

La poupée Barbie appartient à la culture féminine mais est-elle féministe? Participe-t-elle à un projet de changer la société??? Pas vraiment. Et pareil pour le film…

Ni la poupée ni le film Barbie ne vont changer le monde.

C’est d’ailleurs un point positif du film, le film ne cherche pas à nous mentir. Au contraire, il fait apparaître l’hypocrisie du discours de Mattel. C’est une femme qui a créé la poupée pour les petites filles mais Mattel est un empire d’hommes qui recherchent à faire un max de profits et qui n’ont aucune intention de changer le monde. Les Barbie peuvent être tout ce qu’elles veulent, recevoir des prix Nobel et diriger des pays, ce n’est absolument pas le cas pour les femmes de notre monde.

Attention le film va faire le grand écart à votre cerveau :

Par exemple, le film dénonce le capitalisme mais est une pub géante pour Mattel. Il prône la diversité mais c’est la Barbie blanche, blonde aux mensurations parfaites qui est la star. Alors ok, elle est appelée stéréotype de la Barbie… Là encore on peut saluer l’honnêteté du film : ce n’est pas parce qu’on a fait toute sorte de Barbies qu’on a changé les représentations sur la beauté…Le film dénonce certains stéréotypes sur l’apparence mais il présente des relations entre les hommes et les femmes très stéréotypées…

C’est un film qui prétend mettre à l’honneur la sororité mais il raconte une quête individuelle, c’est l’histoire de l’émancipation de la Barbie incarnée par Margot Robbie… Et bon si vous avez vu le film, vu le twist final, on ne peut vraiment parler d’émancipation…

Un film à voir quand même

Il y a beaucoup à critiquer mais il y a aussi des points positifs, on l’a déjà dit le film met en valeur la culture féminine et est très honnête sur le féminisme-washing autour de la poupée. Et j’ajoute un troisième point positif : le film appartient à la culture féminine comme Bridget Jones ou Angélique marquise des Anges, mais cette fois, il n’est pas question de romance. Barbie, le film, n’est pas une histoire d’amour, le personnage de Margot Robbie ne recherche pas l’amour… Scoop : Barbie n’est pas amoureuse de Ken.

Alors Barbie n’est pas féministe et ne va pas changer le monde, la réalisatrice Greta Gerwig en revanche est féministe et va peut-être changer l’histoire du cinéma et des films pour les femmes…

Pour aller plus loin

Notre épisode

https://usbeketrica.com/fr/article/comment-barbie-nous-plonge-dans-l-ere-du-meta-moderne

https://theconversation.com/le-film-barbie-est-il-vraiment-feministe-210261

What « Barbie » Gets Right About Male Psychology

Tribune d’Azélie Fayolle dans le Monde

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Jessica Jones et la culture du viol

Notre dernier épisode est en ligne! Il parle de la série Jessica Jones créée par Melissa Rosenberg avec Krysten Ritter dans le rôle titre.

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Krysten Ritter dans Jessica Jones

Et si nous avions des super -pouvoirs?

C’est une histoire de super-héroïne Marvel avec ses questions habituelles sur l’héroïsme, la responsabilité et les progrès scientifiques, son lot de clichés (héroïne orpheline, complot très compliqué…) et aussi ses défauts (manque d’intersectionnalité, fatalisme…).

Toutefois nous souhaitons distinguer cette série car elle allie le fond et la forme pour dénoncer la culture du viol. Attention l’article contient quelques spoilers sur la saison 1!

Un super-pouvoir pour illustrer l’emprise

Kilsgrave, le méchant de la saison 1, a le pouvoir de faire faire aux gens ce qu’il veut. Il remplace la volonté de ses victimes par la sienne…. 

Hope a sorti un pistolet de son sac et tiré à multiples reprises sur ses parents mais c’est Kilsgrave qui les a tués. Il n’était pas là au moment des faits, il n’était pas là quand Hope a mis l’arme chargée dans son sac mais il a planté dans l’esprit de Hope l’envie de les tuer. Hope n’est pas inconsciente au moment des faits, elle est même consciente de vouloir tuer ses parents, elle est capable de planifier, de choisir le moment où elle ne pourra pas les manquer…. Après le crime, Hope est dévastée, elle peut témoigner du pouvoir de Kilsgrave mais elle n’est pas convaincue de son innocence.

Jessica Jones, elle aussi victime de Kilsgrave l’est et se donne la dure mission de prouver que le pouvoir de Kilsgrave de contrôler les esprits existe.

Remarquons que l’emprise mentale ou le contrôle coercitif sont des phénomènes documentés et que l’on a de nombreux témoignages. Cependant les victimes ont du mal à être entendues et respectées. Pourquoi ?

Parce que la culture du viol

Kilsgrave incarne la culture du viol

La culture du viol c’est d’abord la négation du consentement. Et le pouvoir de Kilsgrave symbolise cette négation. Jessica le lui dit clairement dans l’épisode 8 : “Not only did you physically rape me but you violates every cell in my body and every thought in my godamm head

Kilsgrave nie l’accusation en arguant sur le décor : tout s’est passé dans des hôtels et des restaurants de luxes, comment cela pourrait-il être un viol? Cette remarque renvoie au scénario stéréotypé du viol dans une ruelle sombre… Il y a aussi l’idée que toutes les femmes sont à vendre, et qu’il a payé et mériterait donc un peu de reconnaissance… Ces clichés sur le scénario du viol et les femmes nourissent la culture du viol.

Un autre élément de la culture du viol est le retournement de culpabilité : on se met à plaindre l’agresseur et on accuse la victime. Kilsgrave essaye de se rendre sympathique en soulignant ses efforts pour ne pas toujours utiliser son pouvoir, son enfance difficile ou son amour pour Jessica. Tout ce qu’il voulait selon lui c’était l’amour de Jessica ou tout au moins un peu de reconnaissance, un sourire.

D’abord, il prétend cet « amour » réciproque : elle a choisi de rester avec lui, preuve que cela ne devait pas être si déplaisant, non? Dans l’épisode 10, Jessica raconte qu’elle a essayé de partir mais il l’a très vite recontrôlée avec son pouvoir. Il essaye de lui dire que les choses ne se sont pas passées comme elle le dit mais elle a une cicatrice pour prouver que sa version est la plus proche de la vérité.  Dans l’épisode 9, il essaye de diminuer le rôle de son emprise. Jessica a tué une femme selon sa volonté, mais il prétend lui avoir seulement demander de s’en occuper. Il veut ainsi la faire douter de son innocence, la faire culpabiliser. C’est aussi son intention quand il la traite d’ingrate qui n’a jamais apprécié tout ce qu’il a fait pour elle dans l’épisode 10.

Du côté des survivantes

Nier le consentement et blâmer la victime… Jessica Jones n’est pas la seule série à mettre en évidence ces deux caractéristiques de la culture du viol.

Mais Jessica Jones fait mieux… elle décrédibilise voire ridiculise les arguments des agresseurs… Kilsgrave a le profil du héros de romance (riche, britannique et une blessure secrète) mais il est le méchant de l’histoire, et comme c’est une histoire Marvel, il n’y a pas d’ambiguïté. Tous ses efforts pour se poser en victime (Ouin ouin : mes parents m’ont torturé… Ouin ouin : je ne sais jamais si les gens consentent car mon pouvoir est trop fort) sont presque comiques…. Il n’y a pas d’empathie avec Kilsgrave, pas d’himpathy pour reprendre le concept de la philosophe Kate Manne.

C’est d’abord dans sa forme que Jessica Jones s’oppose à la culture du viol. Elle adopte le point de vue des victimes, victimes qui ne correspondent pas aux stéréotypes. Jessica a une force physique surhumaine, elle boit, elle aime faire l’amour. Trish est riche et célèbre… Elles ne sont pas de pauvres femmes attaquées dans un parking. Mais elles sont des victimes qui deviennent des survivantes … C’est leur liberté : choisir de survivre. Jessica Jones le dit dans le dernier épisode : « J’avais le choix, j’ai choisi de survivre ».

De plus notons que les scènes de viol sont hors caméra. On évite ainsi toute esthétisation et on permet aussi aux victimes de ne pas revivre le trauma, de pouvoir réfléchir.

Pour aller plus loin

On Jessica Jones, rape doesn’t need to be seen to be devastating – The Verge

Jessica Jones: shattering exploration of rape, addiction and control

Suárez Tomé, Danila; Rubien, Mariela; Miradas femeninas en pantalla: El caso Jessica Jones; Universidad de Ciencias Empresariales y Sociales; Verba Volant; 7; 2; 9-1-2018; 67-79

Shana MacDonald, “Refusing to Smile for the Patriarchy, Journal of the Fantastic in the Arts, Vol. 30, No. 1 (104) (2019), pp. 68-84 (17 pages).