Camille Emmanuelle est journaliste, autrice et scénariste. Nous l’avions interviewée en 2022 au sujet de son expérience d’écriture de romance et de réflexion féministe sur l’écriture de la sexualité. Elle publie cette année un roman, Cucul, dans la nouvelle collection « Verso » des éditions du Seuil. Dans cette fiction, une autrice de romance, Marie, tue son personnage principal, male alpha d’une dark romance, pour le voir resurgir le lendemain en chair et en os dans son salon…
Il existe un lien entre toi et ton personnage principal : comme Marie tu as toi aussi écrit de la romance. Mais est-ce que tu as eu aussi, comme Marie, à écrire de la dark romance ?
J’ai en effet écrit pendant un an sous pseudo de la New Romance ; c’était il y a 11 ans, la Dark Romance n’existait pas, en tout cas ce n’était pas un phénomène comme ça l’est aujourd’hui. On ne m’a pas demandé, comme mon héroïne Marie, d’écrire la Dark. Pourtant, quand j’écrivais ces trucs-là, je me disais déjà que c’était réac comme récit, à la fois sur le couple, sur l’amour, et aussi sur le corps… Je me disais : « ça peut pas aller plus loin que ça, les gens vont se lasser, les lectrices vont se lasser ! » Et Il y a trois ans, des amis libraires m’ont parlé de la dark romance. En fait, ils m’ont alerté sur deux choses, sur le genre de la Dark Romance, qui est le petit frère psychopathe de la New Romance, et aussi sur le lectorat, qui avait vraiment rajeuni. Moi, il y a 11 ans, quand j’ai écrit de la New Romance, la maison d’édition qui m’employait me disait que la cible c’était les 18-25 ans. Mais là, le lectorat s’est rajeuni. Il y a beaucoup de collégiennes qui achètent de la dark à partir de 11 ans alors que ce n’est vraiment pas fait pour elles. Elles n’ont pas forcément le recul nécessaire pour comprendre ces récits qui sont certes des histoires d’amour avec des scènes de sexe, mais aussi autre chose. Ces histoires véhiculent une glamourisation de la violence masculine. Dans la new romance, celui qui est sexy, c’est l’homme mystérieux, dominant, distant… Mais là, en plus, il est dangereux, violent. Dans Captive, le personnage féminin n’arrête pas de dire que le personnage masculin est un psychopathe, par exemple. Elle découvre la faille intérieure de l’homme et elle comprend que s’il est si méchant, ce n’est pas de sa faute, et qu’elle seule réussit à voir sa faille. Bon, dans la vraie vie, quand on tombe sur ce genre de gars, ça ne finit pas bien…
C’est le schéma des violences et de l’emprise, qui reprend le profil psychologique de la sauveuse et de l’homme qui se victimise alors qu’en fait c’est lui qui est l’auteur des violences…
Exactement. Un autre schéma qu’utilisent les hommes violents dans la vraie vie et qui est vu comme quelque chose de chouette dans ces romans, c’est que c’est un homme protecteur. C’est-à-dire que, ok, il est violent, ok, il a séquestré, mais les hommes dans le monde extérieur sont encore plus dangereux. Il va donc protéger la jeune fille d’un monde encore plus dangereux que lui ne peut l’être. Et ça, c’est un discours qu’on peut entendre dans la bouche des hommes violents qui disent « je les connais les hommes, c’est vraiment tous des salauds : moi je vais te protéger ». Quand un homme te dit ça, c’est un red flag, ça veut dire qu’il va tenter de t’enfermer, de contrôler la façon dont tu t’habilles, etc.
Ton personnage Marie se demande à un moment si elle ne prend pas goût au fait d’être protégée. Tu poses à travers ce passage la question de ce à quoi on peut adhérer, malgré nous, dans ce fantasme véhiculé par Dark Romance…
Oui, c’est ce qui fait que j’ai écrit un roman (et une comédie d’ailleurs) plus qu’un essai : je voulais aborder cette question-là, et plus généralement la question de nos fantasmes et de nos ambivalences. Toute une génération, dont je fais partie, a été biberonnée à la figure du bad boy, et de l’homme protecteur. C’est une figure très ancienne, qu’on retrouve aussi dans la littérature classique du XIXe siècle : la figure du sauveur, du prince charmant. L’éducation féministe s’y oppose et nous pousse à ne pas aller vers ce type d’hommes, puisque ce n’est pas avec eux qu’on va vivre une histoire amoureuse égalitaire. On est dans un environnement un peu schizophrène ! Les collégiennes et les lycéennes d’aujourd’hui savent ce que c’est le bon consentement elles sont plus éduquées que nous là-dessus. Pour autant, elles lisent beaucoup, beaucoup de ce type de récits. Je m’interroge sur cette ambivalence et plutôt que d’y répondre d’un point de vue moral, j’y ai répondu à travers la voix de plusieurs personnages. Il y a des personnages qui me disent : « ça va, c’est que des fantasmes, on a le droit de lire ce qu’on veut, etc. Et puis, les jeunes filles, elles ne sont pas connes, elles savent très bien que c’est de la fiction ». Et d’autres qui vont répondre: « Mais elles sont jeunes. Et ce qu’on lit a un impact sur notre façon de voir le monde. »
Cette ambivalence, on la retrouve dans tes deux personnages masculins de José et de James, qui représentent deux modèles de virilité. Marie a avec José un rapport plus égalitaire, avec davantage de complicité, de connivence et de compréhension…
Et d’humour aussi, parce que James n’est pas drôle du tout !
C’est vrai ça, ça ne m’a pas frappée tout de suite ! Ces deux personnages proposent donc deux manières différentes de réfléchir à la masculinité. Est-ce que tu l’as conçu comme ça ?
James est en effet un archétype et un stéréotype, mais bon, ce n’est pas de sa faute, il est né comme ça ! C’est un personnage archétypal qui a été commandé par la maison d’édition et que Marie a créé. Et José, lui, je dirais que c’est plus un jeune homme d’aujourd’hui, qui s’est construit dans sa séduction avec autre chose que ses atouts physiques et qui a développé de l’humour, la culture, l’intelligence, du dialogue avec les femmes… Il sait qu’il ne sera jamais une mâle alpha dominant. Et il ne voit pas les femmes comme des proies ! Alors que James correspond à l’idéal de certains mascus, c’est-à-dire un mâle alpha, avec beaucoup d’argent, un physique d’Apollon, des tablettes de chocolat. Je trouvais ça important d’avoir un contrepoint à ce personnage avec José, sachant que ce n’est pas un personnage qui a été facile à écrire. Dans la première version du roman, il n’était pas assez séduisant. Les premiers retours de lecture disaient : « On préfère quand même, James ! ». James, on voit tout de suite qui il est, parce que c’est un archétype, alors que José, c’est un personnage parmi d’autres, un être humain parmi d’autres. J’ai donc dû réécrire le personnage José pour dire : « non, mais il est vraiment chouette ! ». Cela crée un vrai dilemme chez mon héroïne au moment de choisir entre les deux personnages masculins, comme dans une bonne comédie romantique.
À propos des com rom, on lit dans Cucul des scènes qu’on aimerait voir à l’écran, comme la scène de drag-queens dans la boîte à Belleville ou celle du bookclub féministe pendant un match de foot… D’ailleurs tu écris également des scénarios : est-ce que cette écriture scénaristique a influencé ton travail ?
Je pense que le fait de travailler sur des scénarios de séries depuis 4-5 ans a en effet influencé mon écriture, notamment dans la construction narrative. Le précepte numéro un, quand on écrit pour l’écran, c’est « show don’t tell » alors que dans le roman, on peut dire « tell don’t show ». C’est d’ailleurs ce que j’aime avec le roman : il y a une liberté dans l’écriture romanesque qu’il n’y a pas dans l’écriture sérielle ou visuelle en général. On peut faire ce qu’on veut avec ses personnages, sans contraintes, de prod notamment. Et les droits ont bien été achetés par une boîte de prod pour faire un long métrage !
Une question sur la fin du roman : Marie se donne comme objectif d’écrire sous son nom et d’écrire de la fiction qui ne soit pas la romance, : est-ce que ce personnage, ce n’est pas un peu toi aussi ? Y a-t-il eu un effet de légitimation de ton écriture de fiction à travers ce livre ?
Entre mes romances et Cucul, j’ai écrit Le goût du baiser, un roman Young Adult, et pour le coup, c’était ça : me prouver que je pouvais écrire un roman qui ne soit pas de la New romance. J’avais un peu peur après la New romance d’avoir gâché mon écriture, qu’elle ait été transformée par ce style. En fait, j’ai eu besoin de passer par le roman ado avant de pouvoir écrire un roman tout court. Parce que le roman ado, c’est une écriture particulière, un public particulier. J’ai d’abord fait mes armes dans le petit bain avant de plonger dans le grand bassin ! Il y a quelques années, j’avais peur du roman à proprement parler à cause d’un syndrome de l’imposteur… C’était comme si, quand je me mettais à écrire, tous les fantômes d’auteurs que j’adorais étaient là et me disaient : « Tu veux écrire un roman ? vas-y, on te regarde ! ». Je suis donc passée par l’étape du roman Young Adult pour pouvoir me dire que j’écrivais un roman, en sachant que le roman adulte que j’ai écrit est une comédie, ce qui est aussi une littérature de genre. Le syndrome de l’imposteur est tellement fort que je dois passer par le genre. Mais j’aime beaucoup la littérature de genre aussi, comme la littérature érotique : j’ai beaucoup d’admiration pour ceux qui y arrivent. Ce n’est pas parce que c’est du genre que c’est facile.
Tu as aussi écrit Ricochets, un essai nourri de ta propre expérience dans lequel il y a un peu de récit de soi…
Oui, tout à fait. Dans Ricochets il y a à la fois une enquête journalistique et un récit personnel, un mélange des deux. Je n’ai pas relu Ricochets depuis qu’il est paru et même si le sujet est très dur évidemment (les attentats de 2015, NB), je dis aux gens qui m’en parlent : « il y a quand même des blagues dedans ! ». Mais ce n’est pas du tout ce qu’ils retiennent. À l’inverse, quand j’ai commencé Cucul, je ne me suis pas dit « Allez, j’écris une comédie », juste : « je vais écrire un truc qui, moi, va me faire rire ». Cette forme de légèreté est venue avec l’histoire.
Cucul est à explorer aussi sur le site de Camille Emmanuelle