On trouve sur internet des vidéos présentant plusieurs des derniers spectacles de Carolyn Carlson, par exemple « Dialogue with Rothko« .
Auteur/autrice : admin
Dans son spectacle « Now » donné au théâtre de Chaillot en 2014, Carolyn Carlson s’inspire du livre La poétique de l’espace de Gaston Bachelard, qui traite de l’intimité dans sa relation à l’ensemble du monde. Le titre de l’ouvrage de Thierry Delcourt, Carolyn Carlson, De l’intime à l’universel, paru en 2015, reprend cette idée d’une connexion de chaque chose.
La notion de cohérence et d’harmonie est au coeur de l’approche de Carolyn Carlson, que ce soit explicitement dans le discours qu’elle tient sur son art qu’implicitement à travers son langage chorégraphique, qui intègre des arts martiaux asiatiques par exemple en ce qu’ils se pense en connexion avec la nature et l’ensemble du monde.
Je proposerais d’y voir une allégorie du travail du créateur, et plus particulièrement des créatrices : relier ce qu’il y a de plus intime en soi au monde, sans impudeur ; et c’est peut-être ce qui a aussi entravé la création féminine que cette nécessité de se montrer et de sortir du rôle distribué par avance par la société, quelle qu’elle soit.
Le terme « poésie » revient souvent sous la plume de Thierry Delcourt : c’est en effet un terme-clé qui permet de comprendre les multiples facettes de Carolyn Carlson, initialement danseuse et chorégraphe mais aussi auteur et calligraphe, entre autres. Dans tous les cas, son activité est placée sous le signe de la poésie, visuelle dans ses créations chorégraphiques, littéraire pour ce qui est des écrits, la calligraphie incarnant les idées par des signes immobiles comme les corps l’incarne par leurs mouvements.
Cette dimension d' »artiste totale » m’évoque Isadora Duncan ; peut-être aussi le côté « affranchissement des codes », même si cette caractéristique peut être le signe un peu facile du génie artistique et qu’on risque le raisonnement circulaire : la plupart des créateurs (et créatrices) vont partager cette composante puisque c’est le critère qui a été appliqué pour les définir comme artistes de génie… Par-delà cette petite nuance à l’égard du caractère nécessairement génial de l’originalité, on peut tout de même se demander si l’émancipation des règles n’est pas ce qui définit le mieux l’accès à la création pour une femme, pour qui la règle est de faire autre chose que créer.
On trouve sur internet le film Isadora (1968), consacré à la danseuse, en streaming gratuit, mais aussi des images d’archives de la danseuse.
Le film La danseuse traite du parcours de Loïe Fuller en évoquant sa rencontre et collaboration avec Isadora Duncan.
Je ne sais rien de la réputation d’Isadora dans le monde de la danse mais je sais que son nom n’était jamais arrivé à mes oreilles avant le film récent qui met en image sa vie telle qu’elle la raconte dans son autobiographie.
Du film La Danseuse, on a malheureusement surtout retenu qu’il était le premier d’une « fille de » et d’une chanteuse (castée pour jouer la danseuse, c’est peut-être un trait d’ironie de la réalisatrice, qui sait ?). Fonctionnera-t-il, dans le temps, comme une pièce dans l’entreprise de réhabilitation d’une femme majeure dans l’histoire de son art, comme dans celle de l’émancipation des femmes, à l’image du Camille Claudel de Nuytten en 1987 pour la sculptrice éponyme ? C’était une biographie de Camille qui avait été à l’origine, en partie, de l’idée du film, ainsi que la volonté d’une actrice et de son compagnon réalisateur. Concernant La Danseuse, c’est le texte composé par Isadora elle-même qui a permis l’écriture du film, porté là encore par une femme, la réalisation Stéphanie di Giusto.
D’où une question : n’y a-t-il que les femmes pour s’intéresser aux figures-clés de leur émancipation dans le domaine des arts ? Ce n’est pas le cas en histoire des idées, où les grandes figures féminines sont souvent étudiées tant par les hommes que par les femmes (je pense à Claire d’Assise étudiée par Jacques Dalarun, Catherine de Sienne par André Vauchez, ceci pour le seul Moyen Âge). Comment comprendre ce désintérêt masculin pour la question de l’émancipation du créateur lorsqu’il est une femme ? Est-ce la perpétuation de la disqualification du droit des femmes à créer ?
Ce qui me frappe à la lecture de cette autobiographie, moi qui n’y connaît rien en danse, c’est l’approche très intellectuelle (références à Nietzsche, Whitman…) de la danseuse concernant son art, qui tient peut-être au fait qu’elle n’est pas seulement interprète mais aussi chorégraphe. Cela s’allie à son souci de conjuguer, dans la danse, « l’âme et le corps ».
Dans tous les cas, ce qui est revendiqué, c’est la liberté : le corps doit faire des mouvements qui échappent aux carcans en vigueur à l’époque, l’âme doit s’y refléter. Par-delà cette conception affranchie de son art, Isadora se démarque par un esprit de liberté dans ses moeurs : refus du mariage, rejet de l’Eglise…
On retrouve en cela les caractéristiques de nombreuses autres femmes étudiées sur ce site, qu’elles soient écrivains, philosophes, femmes politiques, psychanalystes, peintres, etc. C’est peut-être qu’en réalité, il est toujours question de création, et que la création exige de s’être affranchi(e) ?
Nous sommes encore une fois face à un cas de femme artiste dont la renommée est liée à celle d’un homme : après Camille Claudel et Augustin Rodin, Artemisia Gentileschi et son père, voici Frida Kahlo et son mari, Diego Rivera.
Diego et Frida sont tous les deux engagés dans le Parti communiste mexicain ; Frida s’y intéresse particulièrement à l’émancipation des femmes. L’économie de son couple avec Diego Rivera est intéressante à ce titre : ont-ils réinventé l’amour, pour reprendre l’expression de Rimbaud ?
La relation de Diego et Frida a été passionnelle, difficile mais sincère comme le montrent ses lettres. On n’a pas, comme pour Rodin et Claudel, l’impression d’une vampirisation de l’artiste femme par son compagnon.
Frida Kahlo est reconnue aujourd’hui comme une porte-parole de la singularité féminine et mexicaine : elle a su se servir de son identité comme d’une force, de la même manière que Diego Rivera. Est-ce pour cela qu’ils sont parvenus à construire leur cheminement artistique de manière parallèle ?
Je relève la remarque de Frida sur les intellectuels parisiens qu’elle qualifie d’artistes minables et qu’elle oppose aux « vrais hommes » comme Diego Rivera : y a-t-il quelque chose de propre à la civilisation européenne, voire occidentale, dans la manière dont considérer les femmes artistes (et les femmes en général)?
[club] Frida Kahlo – Autoportraits
Frida Kahlo est célèbre pour deux choses : son oeuvre, et surtout ses autoportraits ; et sa relation avec Diego Rivera.
Les autoportraits picturaux de Frida Kahlo ne sont pas complaisants : ils ne l’idéalisent pas, ne cherchent pas à le représenter comme une femme éthérée ou un objet érotique. Ils mettent en avant sa souffrance et sa singularité physique.
Les autoportraits que sont les lettres de Frida Kahlo montrent également sa souffrance : ce sont des confidences, qui lui permettent de s’épancher, mais aussi des lettres de lutte contre cette douleur, physique et morale.
Que ce soit à travers ses tableaux ou ses lettres, Frida se montre en femme déterminée, qui ne cherche pas à occulter la difficulté des épreuves qu’elle traverse mais les combat y compris par l’écriture et la peinture.
Camille Claudel était une figure oubliée de la sculpture jusqu’à ce qu’Anne Elbée fasse publier cette biographie, traduite en 20 langues.
Mais ce qui a le plus contribué à réhabiliter cette artiste, c’est l’adaptation cinématographique de Bruno Nuytten avec sa femme de l’époque Isabelle Adjani dans le rôle-titre, celle-ci ayant fortement participé à la naissance du projet.
Je me pose donc une question idiote : est-ce que le fait que Camille Claudel ait été jolie, et qu’une actrice tout aussi agréable à regarder en ait campé le rôle, a contribué à sa réhabilitation ? Y a-t-il, là encore, une réduction de la femme à ses seuls attraits physiques ? La focalisation sur la relation avec Rodin joue elle aussi avec une dimension trouble de la perception de la femme : Camille est une amoureuse, une passionnée ; cela perpétue le cliché de l’artiste exaltée, un peu hystérique.
Ce cliché se prolonge jusqu’à l’insistance, récente, sur la fin de vie de Camille Claudel à l’asile. Est-ce parce qu’elle « colle » bien à ces lieux communs sur la femme artiste, qui focalisent leur attention sur la dimension sexuée de sa création et de sa démarche, que Camille Claudel a pu être redécouverte ?
Nous avons vu avec Artemisia Gentileschi que l’ombre du père planait sur sa carrière et sur sa reconnaissance, encore aujourd’hui, en tant qu’artiste peintre. Le même phénomène s’observe à propos de Camille Claudel, à laquelle la biographe au programme de notre club ce mois-ci est venue par la connaissance de l’oeuvre de son frère, Paul Claudel. Anne Delbée est en effet une femme de théâtre (elle-même préférant le terme « homme de théâtre »), fille de Jean-Louis Barrault, qui a ressenti sa vocation théâtrale lors d’une représentation d’une pièce de Paul Claudel.
Les relations du frère et de la soeur sont abordés dans l’ouvrage ; mais la figure masculine la plus importante pour Camille Claudel, c’est celle de Rodin, qui à la fois catalyse, cristallise et vampirise le talent de Camille. Là où le frère est une figure masculine positive, que la postérité aura davantage mieux en avant que sa soeur, le maître Rodin est un danger pour la femme artiste, mis en position de prédateur. Les relations de concurrence propres au champ artistique prennent alors un tour de séduction potentiellement perverse.
Comment penser sereinement les rapports hommes/femmes dans un contexte concurrentiel ? J’ai l’impression que notre examen des écrivains femmes a certes relevé des rapports de ce type mais que la dimension de prédation de la part des rivaux masculins n’était pas si forte : qu’en penses-tu ?