Le Deuxième sexe utilise les oeuvres que nous avons lues comme des références à de nombreuses reprises. Je n’ai pas toujours été d’accord avec cette utilisation : à la fin du tome 2, quand Simone de Beauvoir voit dans Jane Austen, George Eliot, les soeurs Brontë des artisites mineures parce qu’elles n’ont pas écrit Les frères Karamazov, je trouve son analyse abusive. Depuis quand mesure-t-on la réussite d’une oeuvre par comparaison avec une autre, qui n’a rien à voir avec elle? Aucune oeuvre ne peut servir de norme pour juger de la qualité des autres. Je trouve que Les Hauts des Hurlevents est un roman qui n’a rien à envier aux Frères Karamazov ; leurs postérités sont d’ailleurs aussi importantes l’une que l’autre. C’est donc, selon moi, à l’impact que les oeuvres ont eu sur l’histoire de la littérature qu’il faut les juger, pas les une par rapport aux autres.
Ainsi, je ne vois pas pourquoi on devrait dire qu’il n’y a eu, pour l’heure, aucune femme qui ait vraiment été une écrivain digne de ce nom. Louise Labé, Mme de Staël, Mme de Sévigné valent Ronsard, Benjamin Constant, les frères Goncourt. Maintenant, je suis d’accord avec le fait que la condition imposée aux femmes dans nos sociétés jusqu’à il y a quelques décennies ne favorisaient pas le plein développement des facultés intellectuelles et artistiques de ce pan de l’humanité. Mais il y a eu des exceptions géniales chez les femmes comme chez les hommes : les travaux de Lou Andréas Salomé, Marie Curie, Françoise Dolto, Hannah Arendt ont toutes fait date dans leur discipline.
Idem pour Simone de Beauvoir…
Je l’ai donc trouvé parfois un peu trop sévères dans son appréciation des oeuvres des femmes : celles qui ont réussi à produire une oeuvre sont justement celles qui ont su dépasser la condiiton qui leur était faite ; cette condiiton n’est pas indépassable, et ne l’a jamais été. En ce sens, j’ai trouvé le Deuxième sexe éclairant et décisif, mais parfois un peu trop « défaitiste », un peu trop pusillanime (le côté « les femmes n’arrivent à rien mais ce n’est pas leur faute »). Il n’est pas vrai que les femmes n’arrivent à rien; et quand elles n’arrivent à rien, c’est certes parce qu’on les place dans une situation qui ne leur est pas favorable, mais après tout il dépend d’elles de s’en émanciper. C’est ce qui est arrivé, et je m’en félicite. Du côté des hommes, leur condition les incitait également à « rater » certaines choses : se sacrifier à l’obtention d’une place dans la hiérarchie sociale les éloignait tout autant des activités intellectuelles et artistiques désintéressées que les femmes ; leur vie familiale, affective, soumise au schème de la conquête et de la domination, n’est pas forcément plus satisfaisante que celle qui suit le modèle de la soumission (le côté « ne pas montrer ses sentiments, se rendre insensible, ne jamais se plaindre, tout encaisser » etc).