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Podcast – Sylvia Duverger sur l’écriture inclusive (1/2)

Nous avons enregistré le 12 juin une interview de Sylvia Duverger, journaliste, autrice et secrétaire de rédaction. Sylvia Duverger s’intéresse aux questions de féminisme depuis des années ; elle a ainsi récemment rédigé un article sur l’universalisme et le différentialisme pour la nouvelle édition du dictionnaire des féministes en France et elle tient un blog dans le Club Mediapart qui aborde régulièrement des questions liées au féminisme, comme dernièrement le procès de Bobigny. De formation philosophique, elle s’est très tôt intéressée aux questions de genre ; cela l’a notament conduit à étudier le parcours et la figure de Simone Iff, résistante et féministe. Sylvia Duverger est actuellement secrétaire de rédaction de revues médicales et se trouve en première ligne pour ce qui est de l’adoption de l’écriture inclusive dans l’édition. 

Pour approfondir ces questions, Sylvia Duverger nous a livré un premier texte sur la masculanisation du français :

Masculinisation du français par Sylvia Duverger

Il a été amplement montré qu’en matière de genre (féminin et masculin),  l’évolution du français est politique. Des grammairiens ont œuvré à ce que le français reflète l’organisation patriarcale de la société. Comme l’observe la linguiste Maria Candea dans un entretien que nous avons fait en 2014, ces grammairiens ont fait en sorte que les filles apprennent très vite, dès leur accès au langage, qu’elles étaient en toutes circonstances subordonnées aux hommes.

L’exclusion des femmes du symbolique, de la langue et de la culture, exprime et conforte celle du politique et de l’économique.Affirmer que le masculin prend une valeur neutre ou générique lorsqu’il « l’emporte » sur le féminin dans une phrase où il cohabite avec lui (par exemple, un présentateur du journal télévisé qui se dit innocent et les nombreuses femmes qui l’accusent de violences sexuelles sont présents – accord au masculin – dans l’actualité) relève non de la grammaire en tant que telle et de ce qui et nécessaire pour que nous puissions échanger, mais de l’idéologie phallocrate qui perdure en dépit de ses multiples réfutations.Dire que les titres correspondant à des fonctions prestigieuses (présidence, direction, professorat…) ont vocation à demeurer au masculin même lorsque des femmes les exercent, c’est signifier qu’il est légitime que ces fonctions soient remplies par des hommes, et que les femmes qui y accèdent sont des intruses dont il s’agit de rendre inaudible la présence. Cela est amplement démontré par le fait, patent et indéniable, que les opposants à la (re)féminisation des titres entreprise en France à partir de 1984 ne s’émeuvent que lorsqu’il est question de rôles socio-politiques de première importance– par exemple, en 1998, « l’Académie veut laisser les ministres au masculin » – et  non pas quand il s’agit de boulangère, de couturière, d’infirmière ou de secrétaire…  Par ailleurs, l’équipe de recherche dirigée par Anne-Marie Houdebine, la linguiste en cheffe de la Commission de terminologie de 1984-1986 « relative au vocabulaire concernant les activités des femmes », puis Edwige Khaznadar (entre autres) ont montré que le masculin dit générique, dont il est prétendu qu’il est apte à désigner le genre humain, conduisait à se représenter des hommes en fait d’êtres humains. 

La conclusion qu’Edwige Khaznadar donnait en 2004 à son étude de l’emploi du terme « homme », à valeur censément générique et non pas seulement spécifique (homme versus femme), me semble toujours pertinente : 

« Il n’y a que quelques dizaines d’années que les femmes ont dans le monde commencé à voir reconnue leur égalité avec les hommes : la puissance symbolique et structurante du langage, caractère propre de l’humanité et ciment des communautés linguistiques, est un apport de poids dans cette évolution. Maintenir la femme dans la virtualité du non-dit, c’est maintenir le mythe du prototype humain masculin. La langue française ne me permet pas de dire : « Je suis un homme » : de quoi, par quoi et par qui exactement suis-je ainsi exclue ? Par la langue ? ou par ceux et celles qui nomment ainsi l’humanité ? »

Au commencement étaient les féminins

Quelques exemples

Sous l’ancien régime, les titres nobiliaires étaient sexués : duchesse, baronesse, emper(r)esse, emperière

Le titre d’ambassadrice existait et il était attribué à des femmes remplissant des fonctions diplomatiques.

On rencontre au moins une inventeure, une procurateure et une conducteure dans un écrit du XVe siècle ; ceux de phisicienne, cyrurgienne (qui avait le sens d’infirmière), de miresse (la médecin), médecine ou médecineuse… 

Dans le domaine religieux, les femmes avaient de multiples  responsabilités et leurs titres étaient au féminin : elles étaient abesse (sic), papesse, moynesse, clergeresse (ou clergesse c’est-à-dire religieuse), prieuresse… 

Les écrits mentionnent aussi des défenderesses, demanderesses, des jugesses… et mêmes des prud’femmes.

Rappelons également qu’il y avait des doctoresses (c’est-à-dire des femmes lettrées, des femmes savantes ; au XIXe le terme désigne les premières  médecins, ou médecines). Et bien sûr des autrices (ou auctrix, auctrice, authrice), comme l’a montré Aurore Evain. Autoresse, authoresse, auteuresse ont également existé. Professeuses, amatrices, inventrices et capitainesses également, parmi tant d’autres

« De nombreuses études ont montré que, jusqu’au XVIe siècle, la langue avait des formes féminines correspondant à des formes masculines pour pratiquement tous les termes servant à désigner des métiers, titres, grades et fonctions, car du haut en bas de l’échelle sociale, les femmes étaient présentes et leurs activités énoncées par des termes qui rendaient compte de leur sexe. […]. Le XVIIe  siècle centralisateur et dominé par l’image éminemment virile du “Roi soleil” ignorera superbement les termes féminisés, ou lorsqu’il les emploiera, ce sera avec condescendance ou ironie (c’est le cas pour “peintresse”). » En Europe, jusqu’au développement des États, les femmes pouvaient accéder, dans une moindre mesure que les hommes, à des fonctions dotés d’un pouvoir politique, judiciaire ou militaire. Les clercs, les hommes diplômés dans leur ensemble, menèrent une offensive contre elles, afin de conserver leur mainmise sur les charges, les emplois que leur passage par l’université leur ouvraient. En premier lieu, ils ont privé d’instruction (a fortiori d’université) celles qui sinon auraient pu rivaliser avec eux ; et discrédité autant qu’ils le pouvaient les obstinées, malgré eux devenues savantes et compétentes. Ils firent tant et si bien que, par exemple, l’ambassadrice épouse de l’ambassadeur eut raison de l’ambassadrice en mission diplomatique, et que l’on oublia l’autrice pour ne plus songer qu’à la muse … 

Un masculin qui s’auto-anoblit

À la Renaissance, dans les écrits, le français supplante progressivement le latin ; or, en latin il y a un neutre, pas en français. Les grammairiens se contorsionnent pour faire valoir que les adjectifs féminins sont dérivés des masculins (comme Ève est tirée de la côte d’Adam). Au XVIe siècle, « le dogme du masculin géniteur de féminin est bien implanté ». Au XIXe, Bescherelle laisse à penser que le substantif dénommant les personnes est masculin par nature. Dont on dérive « son » féminin.

Puis il s’agit de faire triompher le masculin du féminin quand ils se rencontrent dans une phrase. Vaugelas, ordonnateur du bel usage à la cour de Louis XIV et l’un des premiers Académiciens, fait feu : « Parce que le genre masculin est le plus noble, il prévaut tout seul contre deux féminins ».

Dans ses Doutes sur la langue française, le jésuite Dominique Bouhours, affirme : « Quand les deux genres se rencontrent, il faut que le plus noble l’emporte », et le plus noble, c’est le masculin, évidemment.

AuXVIIIe, le grammairien et encyclopédiste, Du Marsais confirme :« [le] masculin, [le] plus noble des deux genres compris dans l’espèce ».

Créée en 1635 par Richelieu, l’Académie française, a porté la cause du masculin-qui-l’emporte-sur-le-féminin jusqu’à aujourd’hui. Il est vrai qu’elle n’a compté que des hommes jusqu’à l’élection de Marguerite Yourcenar en 1980 (une femme sur quarante membres). Elle n’a admis en son sein, en tout et pour tout, que dix femmes, qui toutes n’ont pas siégé en même temps: Marguerite Yourcenar (1980), Jacqueline de Romilly (élue en 1988), Hélène Carrère d’Encausse (en 1990), Florence Delay (en 2000), Assia Djebar (en 2005), Simone Veil (en 2008), Danièle Sallenave (en 2011), Dominique Bona (en 2013), Barbara Cassin (en 2018), Chantal Thomas (en 2021)… 

Les grammairiens misogynes et phallocrates – on a vu que Vaugelas était académicien – ont œuvré à la prééminence du masculin à partir du XVIIe. L’usage, cependant, résiste jusqu’à ce que l’école républicaine, née au XIXe, impose la règle du masculin qui l’emporte sur le féminin. Oubliée la règle de proximité, selon laquelle l’adjectif et le participe passé s’accordent avec le genre (et le nombre) du substantif le plus proche ; par exemple, « le cœur et la bouche ouverte à vos louanges » .

Notons que l’on accordait également le participe présent : « une couturière demeurante rue Saint-Sauveur ». Et que les pronoms n’avaient pas encore perdu une partie de leurs féminins : « J’étais née, moi encore, pour être sage et je la suis devenue » (Le Mariage de Figaro).

La guerre menée par le sexe masculin contre le sexe féminin a comporté plusieurs fronts ; quand Molière œuvre à ridiculiser les Précieuses et les femmes savantes, il y apporte une contribution tout particulièrement efficace. Comme Rousseau dans Émile ou de l’éducation, il plaide en faveur de l’ignorance et de l’hétéronomie des femmes. Mais Émile n’est pas aussi souvent étudié au collège, ni même au lycée, que ne le sont l’une ou l’autre des pièces misogynes du dramaturge préféré du Roi-Soleil. Et le rire assure une très bonne police du genre. Pour ma part, j’ai pris une assez claire conscience que j’étais féministe en classe de troisième, et plus Armande qu’Henriette, donc désapprouvée par Molière et non conforme aux normes de genre encore en cours, puisque ma professeure de français semblait épouser le point de vue du dramaturge. Mais combien d’adolescentes Molière est-il parvenu à éloigner de l’étude et du savoir ? Il n’est bien sûr pas le seul à avoir œuvré en ce sens, ainsi que nous le verrons bientôt. 

À partir du XVIIe siècle, l’on constate une disparition progressive des féminins dès lors qu’il s’agit de professions dotées d’un certain prestige. Comme le dit fort bien Aurore Evain, « ce vide lexicographique était la marque d’une censure et la fabrique d’une exclusion ».

Exclusion des femmes du politique et de l’écriture

En 1789, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen… n’inclut pas les femmes ; celle de 1948 si… mais en anglais, pas en français ! 

En 1792, la requête des dames déposée à l’Assemblée nationale souligne la dimension politique de la subalternisation symbolique du féminin : « Le genre masculin ne sera plus regardé, même dans la grammaire, comme le genre le plus noble, attendu que tous les genres, tous les sexes et tous les êtres doivent être et sont également nobles » (on trouve cette requête sur Gallica).

1801 Sylvain Maréchal républicain révolutionnaire, journaliste et écrivain, est l’auteur d’un Projet de loi portant défense d’apprendre à lire aux femmes. Son article 4 précise que « la raison ne veut pas plus que la langue française qu’une femme soit auteur. Ce titre, sous toutes ses acceptions, est le propre de l’homme seul. » « La raison veut que chaque sexe soit à sa place et s’y tienne »… et la place d’une femme est à la maison : « Une femme qui remplit fidèlement ses devoirs d’épouse et de mère est une véritable divinité, et l’accomplissement de ses devoirs ne peut être compatible avec le goût des sciences et des lettres. » 

Cet écrit de Sylvain Maréchal, qui a tenté de se faire passer pour une plaisanterie, a tout de même été réédité deux fois après sa mort et augmenté de citations d’autres auteurs, observe Geneviève Fraisse. 

Au XIXe siècle, une guerre est menée contre les bas-bleus. À la fin de ce siècle, de nouveau des femmes menacent le pré carré des clercs : elles franchissent les obstacles disposés le long de leur chemin, (re)deviennent doctoresse, chirurgienne, avocate, ingénieure, professeure (ou professeuse)… d’abord sans pouvoir se désigner comme telles.

En 1891, la romancière féministe, fouriériste, socialiste, pacifiste Marie-Louise Gagneur adresse à l’Académie française une pétition réclamant la féminisation des noms de métiers, titres et fonctions qui devenaient « coutumiers à la femme ». Lue en séance le 23 juillet, sa requête reçoit un accueil défavorable de la part des Immortels. S’ensuivent des échanges d’arguments par voie de presse. L’académicien Charles de Mazade lui répond que « la carrière d’écrivain n’est pas celle de la femme », donc qu’il n’est pas besoin du mot écrivaine. Autrement dit, il admet que le genre du mot légitime l’exercice d’une fonction par les uns à l’exclusion des autres, ce que nieront les académiciens du XXe siècle.

1898 Hubertine Auclert, journaliste, écrivaine, féministe (suffragiste en particulier) voudrait qu’une académie féministe ait autant ses mots à dire (et à mettre au féminin dans le dictionnaire) que l’Académie française : « L’omission du féminin dans le dictionnaire contribue, plus qu’on le croit, à l’omission du féminin dans le code (côté des droits). L’émancipation par le langage ne doit pas être dédaignée. […] La féminisation de la langue est urgente, puisque, pour exprimer la qualité que quelques droits conquis donnent à la femme, il n’y a pas de mots. Ainsi, dans cette dernière législature, la femme a été admise à être témoin au civil, électeur, pour la nomination des tribunaux de commerce, elle va pouvoir être avocat. Eh bien ! on ne sait pas si l’on doit dire : une témoin ? une électeure ou une électrice ? une avocat ou une avocate ?

L’Académie féministe trancherait ces difficultés. Dans ses séances très suivies et où l’on ne s’ennuierait pas, des normaliens […] pourraient, en féminisant des mots, devenir féministes. En mettant au point la langue, on rectifierait les usages, dans le sens de l’égalité des deux sexes. » 

Quand « les verts voient rouge »

Dans ses discours, De Gaulle s’adressait aux Françaises et aux Français, ce qui était admettre que les uns ne représentent pas les autres. Certains académiciens sont un peu plus qu’agacés par ces adresses paritaires , tel Jean Dutourd. On notera que le slogan de Macron, lors des dernières élections présidentielles, c’était en revanche « Nous tous »… soufflé par Jean-Michel Blanquer, son alors encore ministre de l’Éducation nationale et fervent adorateur du « masculin générique » ?

Sage-femme et maïeuticien ne sont pas dans le même bateau 

1982 La profession de sage-femme s’ouvre aux hommes conformément à une directive européenne.

Trente ans plus tard, Yvette Roudy se souvient : « Quand on a ouvert le métier de sage-femme aux hommes, ils ont voulu une nouvelle appellation : maïeuticien. Pour les hommes, il fallait un terme compliqué et scientifique. »

En 1982, trois hommes deviennent sages-femmes et au moins l’un d’entre eux se réjouit d’être qualifié de tel . Le terme de sage-femme est épicène puisqu’il désigne la ou le sage qui met son savoir et ses compétences (sage) au service de la femme qui accouche ; la ou le sage-femme est donc en quelque sorte une ou un aide-parturiente.

Pourtant l’Académie se trouve chargée de forger une dénomination conforme au genre de ces nouveaux praticiens. Par Pierre Mauroy, selon l’homme politique, écrivain et académicien Alain Peyrefitte. 

Donner du masculin à une femme, serait-ce donc la hausser au rang de l’humain par excellence, tandis qu’un homme féminisé devrait se sentir humilié ? Médecin et académicien, le Pr Jean Bernard propose « maïeuticien ». Bien que ce terme ait été forgé par le philosophe Socrate pour se désigner lui-même comme un accoucheur, non pas de corps féminins, mais d’esprits masculins, fonction bien plus proche du vrai, du beau et du bien que celle d’une simple sage-femme, comme l’était sa mère… En juin 1984,estimant que l’emploi du terme de « sage-femme » pour désigner un homme serait « ridicule », Alain Peyrefitte relaie dans les colonnes du Figaro la trouvaille de son illustre confrère.

Anecdote savoureuse : dans le cadre d’enquêtes linguistiques, Anne-Marie Houdebine a observé que le terme « maïeuticien » n’était pas compris par les locutrices et locuteurs interrogé·es; qu’il était quelquefois rattaché à l’emmaillotage et qu’à la place de « maïeuticien », certain.es entendaient « mailloticien » (construit sur le maillot dont autrefois on entourait le corps des marmots).

« Maïeuticien » fait son entrée dans les dictionnaires, mais il prend si peu que lors de la séance du 11 février 2009, le médecin et sénateur de gauche François Autain s’indigne : « Il serait […] temps de songer au remplacement du terme “sage-femme” par une appellation qui tienne compte du fait que cette profession est exercée par de plus en plus d’hommes. Le terme de maïeuticien, reconnu par l’Académie française, me semblerait particulièrement bien adapté. » Dès lors que des hommes exercent un métier, faudrait-il donc ne plus le dire qu’au masculin ? Même si les femmes y demeurent très largement majoritaires (1 à 2 % d’hommes sages-femmes…) ? 

Il semble que cette préconisation ait fini par être suivie de quelque effet, et l’on trouve désormais dans des textes plus ou moins institutionnels cet étrange couple : « maïeuticien ou sage-femme » , sage-femme ou maïeuticien , le pire étant : « maïeuticien (sage-femme) ». 

Il y a cependant des sages-femmes heureux de l’être. Dont l’un des trois premiers promus en France. Le constat est fait que le terme de « maïeuticien », dans les faits, n’est ni utilisé ni compris . L’un de ces heureux accoucheurs dit en outre que « maïeuticien » ne rend pas justice à l’amplitude de ses responsabilités, contrairement à « sage-femme »… Voilà des sages-femmes bien plus éclairés que les Immortels !

En effet, comme l’observe Claudie Baudino : « Vent debout contre les femmes qui réclameront en 1984 la féminisation des usages, l’Institution s’est réunie pour débattre de la désignation d’un seul homme. […] Au mépris des usagers, l’Académie a fait le choix de la distinction, sociale et masculine. » 

Raphaël Haddad, docteur en communication, qui est à l’origine du Manuel d’écriture inclusive publié en 2016 (voir plus loin) analyse cet épisode dans une note de blog : « “Sage-femme”  constitue […] un bel exemple si l’on veut démontrer combien l’inconfort dans les mots entraîne un inconfort social. » Inconfort social dont les locutrices font précisément l’expérience lorsqu’elles sont dites au masculin sans que les académiciens s’en émeuvent, au moins jusqu’à ce qu’ils comptent dans leurs rangs des femmes qui entreprennent de leur déboucher les oreilles.

1984-1986 Yvette Roudy, alors ministre des droits de la femme (sic), charge Benoîte Groult de présider une commission de terminologie afin de féminiser les titres, les noms de métiers et de fonctions pour que les femmes se sentent légitiment à exercer tous les emplois. Anne-Marie Houdebine était la linguiste en cheffe de cette commission, dont le travail conduira à la circulaire du 11 mars 1986 relative à la féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre.

Les linguistes québécoises ont été parmi les pionnières en la matière, et c’est l’évocation de leurs travaux que fait Anne-Marie Houdebine lors d’une conférence à laquelle Yvette Roudy a assisté qui a mené à cette entreprise. A.-M. Houdebine souligne l’intérêt du recours aux noms de métiers au féminin pour faire apparaître les femmes comme actrices sociales. Yvette Roudy tient en effet tout particulièrement à ce que sa loi du 13 juillet 1983 sur l’égalité professionnelle soit suivie d’effets : il faut lever les obstacles symboliques à la parité économique, les offres d’emploi doivent donc comporter les deux genres, féminin tout autant que masculin.

Extrait de l’entretien que j’ai réalisé en 2016 avec A.-M. Houdebine sur ce sujet : « À cause de la loi “dite Roudy” sur l’égalité professionnelle, la ministre nous a dit qu’elle était  “accablée” de demandes des divers ministères la questionnant à propos des noms de métiers à proposer aux annonceurs (une majorité d’hommes généralement) qui les questionnaient. Ils ne trouvaient pas les mots. Preuve s’il en est que les Français·es sont insécurisé.es dans leur langue : elles/ils ne la savent pas. Elles/ils la croient existant seulement dans LE dictionnaire. Comme s’il n’en existait qu’un qui dise la langue, quand ce sont ses sujets parlants qui la font exister ! Mais, apparemment, ni les employés des ministères (des hommes pour la plupart dans les années 1980), ni les annonceurs, ni les publicitaires, qui pourtant n’hésitent pas à créer des néologismes, ne connaissent réellement la langue. À moins qu’il ne faille évoquer une causalité, plus politique, plus idéologique : la nomination des femmes est le cadet de leurs préoccupations. Et même, le fait qu’elles ne soient pas nommées comme actrice(s) sociale(s) ne les gêne aucunement. Comme disait Lacan, “la femme n’existe pas”, ce qui fait entendre ce sexisme : d’une femme, ce que la socialité attend, voire chacun, c’est la mère, l’épouse et la mère, mais une femme… de plus actrice sociale, c’est une tout autre affaire ! » 

La commission, bien que mixte et très légalement constituée, fut aussitôt l’objet d’attaques qui méritent de rester dans les annales du sexisme débridé. Elle comportait pourtant des linguistes renommé·es et fondait ses propositions sur des enquêtes menées conformément à la méthodologie scientifique.

Les académiciens affirment que le genre grammatical et le sexe n’ont rien à voir ; ils oublient que les noms désignant des êtres sexués, en particulier les êtres humains et les animaux qui ont de la valeur pour nous, sont grammaticalement genrés conformément au genre de ces êtres. Ils omettent l’évidence : dans les noms de métiers, le masculin renvoie aux hommes (boulanger), et le féminin aux femmes (boulangère) ; leurs tribunes, publiées pour la plupart dans Le Figaro, regorgent de sous-entendus ou d’allusions sexuelles (accord de proximité), attestant de leur inaptitude à considérer les femmes autrement que  que comme des objets sexuels – on comprend, soit dit en passant qu’Hélène Carrère d’Encausse, « secrétaire perpétuel » de l’Académie française, tienne à se désigner au masculin… L’entretien dans lequel le très distingué Georges Dumézil feint de croire qu’il faudra dire « la recteuse » ou « la rectoresse » parce que « la rectrice » désignerait de toute éternité la femme du recteur et finit par louer les mérites de « l’admirable substantif “conne” » après avoir évoqué Benoîte Groult est à cet égard des plus révélateurs de l’effet de panique que produisent sur les clercs des femmes qui s’autodésignent, se visibilisent en tant que citoyennes actives et œuvrent à la possible fin de l’hégémonie masculine.

C’est cette panique académique et les sophismes qu’elle inspire que nous avons analysés dans L’Académie contre la langue française (iXe, 2015). Ouvrage tout aussi comique que sérieux tant ces académiciens qui ne sauraient voir de féminins sont de précieux ridicules !

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Podcast – Les filles au lycée dans les séries

https://anchor.fm/dashboard/episode/e1biqov

Nous poursuivons notre cycle en nous penchant sur la représentation des filles à l’école, et plus spécifiquement au lycée, dans les séries. Nous avons la chance d’explorer ce sujet avec deux jeunes filles lycéennes et féministes, Garance Malatesta-Conort et Satine Rameau, toutes deux engagées dans le collectif Nous Toutes, et qui ont respectivement 18 ans et 16 ans. Faut-il le préciser, je suis personnellement prof de français et Marie-Pierre a autrefois été CPE…

Le lycée est donc ou a donc été, pour nous toutes, au coeur de nos vies ; et c’est aussi un sujet phare de séries et de films. La plupart des « teenage movie » se passe dans un lycée, un high school ou un college, et les plus âgés d’entre nous ont grandi entre Parker Lewis ne perd jamais, Beverley Hills, Hartley coeurs à vif ou encore Dawson, pour ne rien dire des séries AB Productions du type Premiers baisers ou le Collège des coeurs brisés. De nos jours, ce n’est plus en rentrant du lycée que l’on fait ses devoirs en regardant des séries sur des lycéens, mais ce sont sur les plateformes de streaming que les intrigues adolescentes se déploient. Du côté des canaux de diffusion télévisuels, les productions audiovisuelles mettent plus souvent en scène et en avant des personnages d’adulte, comme dans Madame le Proviseur, Sam ou dans les récents La Faute à Rousseau et Le Remplaçant. A l’exception notable de Skam France, producteurs, diffuseurs et scénaristes ne cherchent pas à exposer la réalité du système éducatif français mais préfèrent broder autour de fantasmes ou de stéréotypes de profs, de CPE, de chefs d’établissement – comme d’élèves. 

Afin de comprendre comment sont représentées aujourd’hui les filles, et plus particulièrement la jeune génération, dans les séries, nous avons donc choisi de porter notre attention sur deux séries récentes : 

  • L’une est française : Mixte est une série en 1 saison de 8 épisodes créée par Marie Roussin, qui a notamment participé à l’écriture des Borgias de Tom Fontana en 2014 ;  la série Mixte date de 2021 et n’a pas été reconduite pour une seconde saison par son diffuseur, Amazon Prime Vidéo. Elle a pourtant remporté le Prix du Public au festival Canneseries et a été saluée par la critique. 
  • L’autre série est britannique : il s’agit de Sex Education, série en 3 saisons de 8 épisodes à ce jour distribuée par Netflix, créée par la show runner Laurie Nunn et produite par la société Eleven. Elle est diffusée depuis 2019 et compte à son casting Gillian Anderson dans le rôle de la mère d’Otis, Jean Milburn. Une quatrième saison est en préparation. En 2019, la série avait été regardée par environ 40 millions dans le monde en seulement 4 semaines. 
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Podcast – Interview de Sarah Delale sur Christine de Pizan

Nous recevons aujourd’hui Sarah Delale, agrégée de lettres modernes et docteure en littérature française. Elle a enseigné à l’université Sorbonne-Université, Lyon II et est et actuellement chargée de recherches post-doctorales à l’université de Louvain-la-Neuve. Sa thèse portait sur la composition et la mise en livre de la narration dans l’oeuvre de Christine de Pizan, autrice de langue française du XVe siècle ; ce travail a donné naissance à l’ouvrage dont nous parlons aujourd’hui, Diamant obscur : Interpréter les manuscrits de Christine de Pizan, publié aux éditions Droz cette année. Elle est également la co-autrice avec Lucien Dugaz d’un ouvrage sur Le Livre du Duc des vrais amants de Christine de Pizan paru aux éditions Atlande en 2016 et a collaboré à plusieurs ouvrages scolaires et parascolaires aux éditions du Robert ces dernières années.

Nous avions eu l’occasion de parler de Christine de Pizan dans le cadre de notre bookclub. Nous avions lu sa Cité des dames comme « le pendant du Roman de la Rose, un pendant féministe s’opposant au discours misogyne de son temps » ; nous nous étions demandées si, pour mener une vie de lettrée, Christine de Pizan avait plutôt mené la vie d’une femme ou d’un homme ; nous nous étions interrogées sur son féminisme ; son traitement du sujet du viol ; et le parallèle qu’elle établit entre la maternité et l’écriture.

Nous déroulerons cette interview en 3 temps : nous aborderons d’abord l’oeuvre de Christine et sa popularité, puis nous parlerons des recherches de Sarah Delale sur Christine de Pizan et nous finirons sur son positionnement propre en tant que chercheuse et autrice.

Pour écouter l’interview de Sarah Delale, cliquez ci-dessous ou suivez le lien suivant !

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[club] Les femmes selon les séries : Les luttes féministes

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Nous entamons aujourd’hui un cycle sur la représentation des femmes dans les séries. Ce cycle s’organisera autour de plusieurs thématiques, une par épisode, et s’intéressera aux séries de toute nationalité, de toute production, et de toute année. C’est donc un programme ambitieux !

La représentation des femmes dans les séries est un enjeu d’importance. Comme le pointe Flaubert dans Mme Bovary, c’est par la consommation de fiction que la plupart d’entre nous, hommes comme femmes, trouvons des modèles et pensons notre identité et nos actions. Ainsi quels modèles féminins prônent les séries, selon les cultures et à travers le temps ?

Notre premier épisode sera consacré à la représentation des luttes féministes dans les séries. Il faut commencer par avouer que nous avons beaucoup cherché des fictions sous forme de séries qui livrent cette histoire des luttes féministes et que nous n’en avons pas trouvé beaucoup. La BBC a ainsi produit une mini-série sur les suffragettes, Shoulder to shoulder, mais elle n’est plus disponible aujourd’hui.

La seule autre série consacrée uniquement aux mouvements féministes s’avère être Mrs America, série américaine en une saison de 9 épisodes d’environ 50 minutes. Cette série a été produite par Shiny Penny Productions, Dirty films, Gowanus Projections, Federal Engineering et FX Production et a été diffusée en 2020 sur la chaîne virtuelle Fx sur Hulu. Elle a été créée par Dahvi Waller, scénariste de Mad Men, et compte à son casting Cate Blanchett notamment. A ce jour elle n’a été diffusée dans les pays francophones seulement en France, sur Canal+, et est accessible sur la plateforme MyCanal.

Voici l‘épisode de ce podcast, à retrouver aussi sur les plateformes de podcast :

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Lancement du podcast « Qui a peur du féminisme ? »

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Le podcast issu de notre blog et de notre bookclub est lancé !

Il s’appelle, sans surprise, Qui a peur du féminisme ?, et s’écoute sur Spotify, Google Radios, Anchor…

Au menu des premiers épisodes : une discussion autour des femmes phosphorescentes de Radium girls de Kate Moore (épisode 1) ; un état des lieux de la femme entre fantôme et fantasme chez Charles Baudelaire (épisode 2) ; un point sur l’universalité du problème des rapports de sexe tels qu’ils se jouent dans les mariages arrangés autour de la lecture des Impatientes de Djaïli Amadou Amal, prix Goncourt des lycéens 2020 (épisode 3).

Bonne écoute !

Qui a peur du féminisme ? • A podcast on Anchor

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[critique] Christine Leroy, Phénoménologie de la danse : « Un temps pour danser »

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Je referme Phénoménologie de la danse en souriant. Sursaut d’enthousiasme : j’ai trouvé le livre que je cherchais depuis longtemps ! Voici en effet l’ouvrage que le héros de Footloose[1], Ren Mc Cormack, aurait dû consulter pour défendre la danse. Au pasteur qui veut éviter la corruption spirituelle de sa communauté, Ren oppose une série de citations bibliques qui prouvent que les écritures ne bannissent pas la danse mais ne démontrent rien. Quel point commun entre la danse du roi David[2] et des adolescents au bal du lycée ? Remarquer qu’on danse pour louer le Seigneur ne permet pas de lever les accusations dès lors qu’on s’éloigne du cadre religieux. Le discours du pasteur s’inscrit dans une tradition de méfiance à l’égard de la danse, accusée de répandre le vice et le désordre ; à laquelle Christine Leroy s’oppose dès le début de son travail. Elle nous invite au contraire à nous réjouir de la contagion suscitée par la danse car elle est source de connaissance et d’éthique.

Elle commence par décrire cette contagiosité si longtemps décriée pour la penser et l’innocenter. Elle est empathie kinesthésique. Certes, le mouvement du corps du danseur agit sur le corps du spectateur mais il n’y a ni fusion affective, ni délire. La danse relève du jeu, elle ne dure qu’un temps, mais celui-ci est formateur. Il permet de se rapprocher à la fois de l’autre et de soi car il y a une réciprocité entre le performeur et le spectateur. La danse est le lieu d’une rencontre charnelle.

La progression conduit ainsi Christine Leroy à souligner la visée éthique de la danse. « La sollicitation kinesthésique semble engager au souci de l’autre à partir du corps propre, et à la réparation de soi »[3]. L’empathie kinesthésique peut soigner, non pas au sens de guérir, to cure en anglais, mais au sens de prendre soin, to care. Le care est une attention bienveillante qui permet la rencontre et la connaissance d’autrui, tout en permettant une meilleure appréhension de soi. Notons au passage qu’avec la danse, le corps et plus exactement le vécu charnel, se trouve aussi réhabilité.

En effet, lorsqu’il est question d’éthique, il ne s’agit pas de principes abstraits et de morale. La danse ne va pas pervertir les jeunes de Bomont, la ville fictive de Footloose, mais l’on doit concéder au révérend Shaw, qu’elle ne les sauvera pas non plus. Cependant, la démonstration de Christine Leroy nous permet d’affirmer qu’elle les aidera à supporter l’adolescence, la découverte de leurs désirs et des désirs des autres. Cette découverte se révèle parfois pesante et danser ou regarder un spectacle de danse pourra l’alléger. « L’empathie kinesthésique met en évidence une commune aspiration à la légèreté et à l’envol, c’est-à-dire à la sublimation de la pesanteur »[4] [5].

Christine Leroy ouvre des perspectives cliniques et justifie un usage thérapeutique de la danse. Danser ou regarder un spectacle de danse peut réparer ou redynamiser l’image du corps[6]. Son ouvrage est un apport théorique inédit à la critique de la danse, à la recherche en éthique et à la phénoménologie. On peut seulement regretter que le titre de l’ouvrage ne reflète ni son originalité ni la richesse des références qui ne se limitent pas à la phénoménologie, le recours à Winnicott et aux care studies sont particulièrement pertinentes. De plus, si le livre est si convaincant et stimulant, c’est grâce à ses nombreux exemples de chorégraphies. Christine Leroy ne donne pas seulement envie de penser la danse, elle donne aussi envie de danser.

Pour l’interview de l’autrice, cliquez ci-dessous ou suivez ce lien vers l’épisode de notre podcast qui y est consacré !

[1] Footloose est un film d’Herbert Ross sorti en 1984. Un remake au scénario presque semblable est sorti en 2011, mis en scène par Craig Brewer.

[2] 2 Samuel, VI, 14.

[3] Leroy Christine, Phénoménologie de la danse, Hermann Philosophie, 2021, p.77.

[4] Idem, p.132

[5] Ren aurait ainsi pu argumenter sur la puissance thérapeutique de la danse. En effet, si le révérend Shaw proscrit la danse, ce n’est pas pour suivre des principes religieux ou sauver des âmes mais pour alléger sa conscience. Son fils est mort dans un accident de la route en rentrant d’une soirée dansante et il se sent coupable.

[6] Cf. Idem, p.138.

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[critique] Indiana de George Sand relu après #MeToo par Shannon Cheekoussen

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Indiana, c’est mon premier. Mon premier George Sand, mais également le premier roman que cette dernière a écrit entièrement seule. Elle affirme par ailleurs qu’elle l’a écrit : “sans aucun plan, sans aucune théorie d’art ou de philosophie de l’esprit”. Pourtant, certains critiques affirment que le roman est “un plaidoyer contre le mariage”. Qu’en penser?

J’envisage ce roman comme une dénonciation des conditions sociales de son temps, surtout en ce qui concerne la condition féminine. Indiana, contrainte à épouser le colonel Delmare, se retrouve coincée dans un mariage où elle rêve de s’échapper afin de retrouver sa liberté. Mais elle ne peut pas. Son mari en est la cause : il est le dominant, elle est la dominée. C’est la femme esclave enchainée à son maitre ; d’ailleurs, elle le dit : “Je sais que je suis l’esclave et vous le seigneur. La loi de ce pays vous a fait mon maitre”. Il a ce pouvoir qu’elle n’a pas aux yeux de la société. Et c’est cela, à mon avis, que George Sand tente de dénoncer : ce rapport d’inégalité entre les deux sexes, cette supposée infériorité.

Indiana devra attendre pour mettre ses aspirations de liberté à exécution. Et c’est Raymon de Ramière, jeune noble qu’elle rencontrera lors d’un bal, qui le lui permettra. En effet, dès la première rencontre survient le coup de foudre. Mais l’impression que j’ai eue en lisant le roman, est que le but premier de Raymon est de séduire Indiana, non pour obtenir son amour, mais uniquement pour son égo. Raymon de Ramière est déjà avec une autre femme : la femme de chambre d’Indiana, Noun. Dès lors qu’il ne prend pas la peine de prévenir cette dernière au sujet de ses épanchements amoureux, sa sincérité n’est plus de mise. J’en vois même que la situation lui devient profitable : avoir deux femmes à son chevet, prêtes à tout pour le satisfaire.

Noun, c’est celle qui représente l’exotisme, celle qui va faire surgir le fantasme du métissage aux yeux de Raymon. Indiana, quant à elle, est celle qui vient de l’Ile Bourbon mais qui ressemble à une occidentale. Indiana est une femme issue d’une famille noble, Noun est une femme de chambre : tout un monde les sépare, que ce soit du point de vue économique, social ou culturel. On peut imaginer que c’est peut-être cette différence qui attire Raymon et qui l’empêche de faire un choix, du moins, jusqu’à la mort de Noun. Néanmoins, Noun n’est qu’une figurante puisqu’elle se place désormais au second plan dans l’intrigue amoureuse et qu’elle est remplacée par Indiana, qui, de son coté, prend la première place. Elles ne le savent pas mais une compétition s’installe entre elles, car elles veulent toutes deux le cœur du même homme.

 On y verra plusieurs stratagèmes : Noun qui se déguise comme sa maitresse pour obtenir le cœur de  Raymon, Indiana prête à se soumettre entièrement à celui qu’elle pense être l’homme de sa vie. Quid de leur vie en tant que femmes ? Elles s’oublient et semble-t-il, tout ce qui compte, c’est d’être avec Raymon, comme si leur destin évoluait en fonction de cet homme. Par ailleurs, l’une se suicide suite à un malheureux quiproquo, tandis que l’autre envisage de le faire, à cause d’une souffrance terrible. Si l’une se supprime et que l’autre y échappe de justesse, j’ai l’impression qu’il n’y a pas de perspective de vie pour les femmes seules dans ce roman. Je me pose alors la question : est-il nécessaire qu’une protagoniste passe par un chemin sinueux et douloureux pour obtenir les “faveurs” d’un homme ? Et, est-il nécessaire que ce dernier fasse partie de l’intrigue pour permettre à une femme d’exister ?

Après la mort de Noun, on constate qu’Indiana continue à être asservie à Raymon ; elle échappe toutefois aux conventions concernant le mariage puisqu’elle n’a pas peur des risques encourus en entretenant des relations avec Raymon. Cela montre qu’elle ne se soumet pas totalement au colonel Delmare : elle est une femme qui ne se cantonne pas à ce qui est imposé par la société mais qui est quand même sous l’emprise d’un autre homme. Elle quitte donc l’Ile Bourbon pour rejoindre ce dernier alors que lui ne semble pas éprouver de l’amour pour elle mais suivre seulement le besoin qu’elle se soumette afin qu’il se sente valorisé, : “ Il se sentait assez d’adresse et de rouerie dans l’esprit pour faire de cette femme ardente et sublime une maitresse soumise et dévouée”. C’est donc pour son plaisir personnel qu’il envisage de recontacter Indiana et ce, sans même mesurer les conséquences de ses gestes et du risque qu’elle encourt. Par ailleurs, c’est à la suite d’une lettre reçue par Raymon que le colonel Delmare va découvrir toutes les anciennes lettres cachées par Indiana. Pour la première fois dans l’intrigue, nous allons être témoins des violences que subit Indiana de la part de son mari, : “Alors, sans pouvoir articuler une parole, il la saisit par les cheveux, la renversa, et la frappa au front du talon de sa botte”. Je comprends le fait qu’elle cherche à s’enfuir, qu’elle veuille le quitter, mais j’éprouve une certaine amertume à l’idée de me dire qu’elle le quitte non pas pour retrouver sa liberté en tant que femme, mais pour se retrouver dans les bras d’un homme qui ne la respecte pas non plus.

Car Indiana fait indéniablement preuve de faiblesse face à Raymon. Elle n’a pas l’esprit clair puisqu’elle est aveuglée par son amour. Dès lors, peut-on la blâmer ou doit-on avoir pitié d’elle ?  Nous savons qu’elle lutte contre la société mais seulement pour être avec un autre homme que celui qui lui a été imposée. C’est le pathétique d’un extrait qui m’a convaincue qu’Indiana n’était qu’une femme amoureuse tombée dans les filets d’un homme qui finalement ne l’aimait pas, mais qui voulait seulement la posséder : “ C’est ton esclave que tu as rappelée de l’exil et qui est venue de trois mille lieues pour t’aimer et te servir ; c’est la compagne de ton choix qui a tout quitté, tout risqué, tout bravé”. À la découverte de la femme que Raymon a épousé en l’absence d’Indiana, on aperçoit d’autant plus de la fragilité de cette dernière, qui semble brisée d’apprendre qu’il ne l’a pas attendu. Indiana est la femme laissée à l’abandon, c’est la femme réduite à rien, la femme oubliée. Est-ce donc le sort de toutes ces femmes condamnées à périr parce qu’elles sont seules ? Il est certain que les hommes ne perdent pas leurs privilèges dans cette société, quel que soit le sort qui leur a été réservé. On éprouve alors un sentiment d’injustice pour Indiana, pour cette femme qui a tant souffert, et ce, dès son plus jeune âge.

La fin du roman surprend. Alors qu’Indiana était sur le point de se jeter d’une falaise en compagnie de son cousin qui lui a avoué l’amour qu’il cachait depuis longtemps, l’intrigue prend une autre tournure. La conclusion nous amène à voir que c’est finalement une fin heureuse qu’a choisie George Sand puisqu’Indiana ne périt pas. On retrouve Indiana vivant avec Sir Ralph, amoureuse, et visiblement heureuse, même s’il reste des traces de tristesse. Cette fin m’a étonnée car je m’attendais à une fin tragique. Si George Sand voulait une fin heureuse, pourquoi a-t-il fallu qu’Indiana succombe de nouveau à l’amour d’un homme ? Cet homme qu’elle considérait comme un frère qui plus est… Il aurait fallu qu’elle fasse son chemin seule, en tant qu’individu libre, même s’il était mal vu par la société qu’une femme vive célibataire. C’est pourtant la voie qu’a choisie George Sand elle-même !

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[critique] Trois adultères : Ma nuit chez Maud d’Eric Rohmer, La femme d’à côté de François Truffaut, Passion simple d’Annie Ernaux

L’adultère est un des grands thèmes de la littérature et du cinéma français. On trouve déjà, au Moyen Âge, dans les chants et les romans d’amour courtois, la relation triangulaire du seigneur, de la dame et de l’ami et tout ce qu’elle implique : le secret, le danger de sa divulgation, l’intensité de la relation, l’entretien du désir entre proximité et éloignement, parole et silence, et la fin programmée.

Toutefois, alors que la fin amor place la femme en position de domination, car elle est supérieure en classe sociale voire en âge à l’ami, les histoires adultères modernes et contemporaines renversent le schéma : c’est l’homme qui est marié, c’est l’homme qui contrôle les rendez-vous et impose ses disponibilités, c’est l’homme qui est le maître. Le mot « dame » du Moyen Âge vient du latin « domina », qui veut dire celle qui domine et qui peut en cela se traduire par « maîtresse » : dans la relation adultère de l’époque moderne et contemporaine, qui domine ?

Deux films et un roman éclairent ici le sujet des rapports hommes/femmes vus par le prisme de l’adultère. Ma nuit chez Maud met au centre de l’intrigue ladite Maud (Françoise Fabian), maîtresse femme, divorcée, célibataire et libre, qui reçoit depuis son lit comme les Précieuses. Elle disserte de religion, de politique et d’amour avec Jean-Louis (Jean-Louis Trintignant) lors d’une nuit où celui-ci, coincé par le verglas, reste dormir chez elle, alors qu’il vient de la rencontrer. Fervent catholique, il est gêné de la situation et renonce à coucher avec elle. Lorsqu’il rencontre ensuite la jeune fille après laquelle il court depuis plusieurs jours, qu’il a aperçue à la messe et dont il a décidé qu’elle serait sa femme (Marie-Christine Barrault), cette nuit chez Maud est oubliée comme une anecdote sans importance. Mais Maud lui avait fait une confidence sur la fin de son mariage qui entre en écho avec celle que lui fait la jeune fille, Françoise, sur sa dernière relation amoureuse. Maud avait découvert la liaison de son mari avec une jeune femme blonde et catholique et avait tout fait pour qu’ils rompent ; la jeune fille révèle avoir été la maîtresse d’un homme marié. Lorsque le hasard les fait tous se rencontrer de nouveau sur une plage des années après, le trouble de Françoise en revoyant Maud suffit à ce que Jean-Louis comprenne que celle qui est devenue sa femme était la maîtresse du mari de Maud. L’information n’est pas divulguée au spectateur mais est seulement suggérée comme le secret de Françoise, sur lequel Jean-Louis garde le silence. Dans la France de 1969, pourtant secouée par la révolution de mai 68, Eric Rohmer saisit les pudeurs et réticences d’une France encore en partie croyante et pratiquante face à la possibilité d’une entorse aux bonnes mœurs. Jean-Louis a résisté à la tentation d’une nuit de sexe sans amour ; Françoise a cédé à celle d’une histoire clandestine, et se sera laissée convaincre d’y mettre fin. L’aveu qu’elle fait de cette passion est coupable, de même que c’est Maud qui est présentée comme aguicheuse depuis son lit, dans lequel elle dort nue (elle dit avoir des crises d’exhibitionnisme). Et si c’est Jean-Louis qui court après Françoise dans toutes les rues de la ville, c’est bien elle qui l’attire irrésistiblement : la faute aux femmes, donc.

Dans La femme d’à côté, la structure se répète : si c’est le hasard qui rapproche Mathilde de Bernard, deux anciens amants désormais mariés chacun de leur côté, c’est Mathilde qui regarde avec insistance Bernard depuis sa fenêtre, qui l’appelle et qui veut le voir. La suite du film en expose les raisons : si Bernard est conduit à une crise de folie par le retour de cette passion, s’il la manifeste violemment en public en se jetant sur Mathilde et en lui criant dessus pour l’empêcher de partir en voyage avec son mari, c’est bien Mathilde qui subira les plus grandes séquelles de leur histoire. D’abord, parce qu’elle a avorté de leur enfant des années auparavant, enfant dont elle voulait et dont Bernard ne voulait pas ou pas vraiment. Ensuite, parce que la crise que s’autorise Bernard, et qui le guérit, Mathilde se l’interdit. Restant dans une mélancolie dangereuse, ne parvenant pas à renoncer à son amant, elle finit par revenir de nuit dans la maison vidée de ses meubles et d’y attirer, par le bruit d’une porte battante, Bernard. Alors que leurs dernières entrevues en présence de témoins avaient été neutres et chastes, leurs retrouvailles face-à-face sont charnelles et pulsionnelles : dans une ultime étreinte, Mathilde tue Bernard d’un coup de revolver dans la tempe avec de se donner la mort. La voix-off commente : « Ni avec toi ni sans toi ». L’adultère est ici une responsabilité commune : les deux amants sont mariés, ils se sont connus libres. Et si c’est la femme qui tue, parce que c’est elle qui souffre, on ne peut pas dire que l’homme ne souffre pas : il souffre différemment.  Il renonce sans renoncer, reprend ou arrête sans s’effondrer psychiquement ; l’attachement de la femme à l’homme est plus profond et plus dangereux. La faute du délitement de leur relation lui est attribué : selon Bernard, c’est une femme « qui cherche midi à quatorze heures ». C’est le vieil argument de l’inconstance féminine qui est ici énoncé :  c’est d’ailleurs elle qui donne le titre du film « La femme d’à côté », ce titre étant le synonyme d’un type de relation sans conséquence, dont l’homme peut profiter sans devoir rien en retour, comme si habiter à proximité signifiait être disponible sexuellement en permanence. C’est ainsi que Mathilde comprend la plaisanterie que font quelques hommes à ce sujet dans les toilettes du club de tennis qu’elle fréquente avec Bernard. Et c’est à ce moment qu’elle fait une crise nerveuse, et s’effondre : elle n’aura été que « la femme d’à côté ». Possessivité masculine et déception des attentes féminine sont les deux axes de ce film de 1981.

Passion simple date quant à lui de 1991. Roman court d’Annie Ernaux, il relate la passion adultère du point de vue féminin. La narratrice y raconte à la première personne du singulier sa relation avec un homme marié, originaire de l’Est, étranger, qui l’appelle lorsqu’il est libre pour venir coucher avec elle et chez elle. On ne saura rien sur leur rencontre, et la fin de leur liaison se fera comme son commencement : sans terme marqué. Tout est flottant, en permanence : rien n’a commencé de réel, pas d’histoire d’amour, pas de couple officiel, et rien ne finit non plus, un appel pouvant de nouveau surgir du néant, comme ne plus jamais advenir. La narratrice est ainsi accrochée à un temps suspendue, rattachée, pendant les deux années que dure cette liaison, à une attente sans borne, enjointe à une disponibilité totale, qu’elle vit absolument et sans souffrance. Ce discours exaltant ce type de liaison comme une passion sublime dérange toutefois : il n’y est question que de domination de la femme par l’homme, dans une relation qui tient presque des codes du BDSM quant à la réduction de la femme à une esclave sexuelle qui n’achète de vêtements que pour son amant, qui ne pense qu’à lui, qui ne se consacre qu’à lui, et à laquelle lui n’appartient pas. Cette mystique de la relation ne convoque pas le terme d’amour ni celui de couple ; la passion, ce terme désignant à la fois la fureur amoureuse et sexuelle et la souffrance de celui qui subit, est le mot choisi pour qualifier une relation dangereuse, et qui aboutit nécessairement à un abandon de la femme par l’homme. On ressort de cette lecture perturbée, en tant que femme, sur ce que cela dit de la liberté sexuelle féminine de la fin du XXe siècle : faut-il nécessairement être enchaînée pour s’émanciper ? Se jouer des codes de l’asservissement pour se prouver que l’on n’est plus esclave ? Ou n’existe-t-il pas une autre manière de vivre, et de faire ?

Ma nuit chez Maud, La femme d’à côté (cité par Annie Ernaux) et Passion simple présentent trois facettes de l’adultère tel qu’il est vécu par les femmes : culpabilité et remords pour Françoise, déception et rage chez Mathilde, abandon et emprise chez Annie Ernaux. Dans tous les cas, au rebours des dames de la fin’amor, la maîtresse ne domine plus. Et si la structure adultère en elle-même repose sur un rapport de force, car sur une asymétrie des situations, on peut toutefois y trouver une égalité amoureuse et passer du « ni avec toi, ni sans toi » de La femme d’à côté au « ni vous sans moi, ni moi sans vous » du Lai du chèvrefeuille de Marie de France. Adultère n’est pas toujours synonyme de passion ni de domination, masculine en l’occurrence ; mais cela est sans doute une question d’époque.

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[critique] Léonie Bischoff – Anaïs Nin : Sur la mer des mensonges

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Se saisir de l’oeuvre d’Anaïs Nin, écrivaine américaine du XXe siècle, n’était pas chose facile. Ladite oeuvre en effet pléthorique et polymorphe, entre tomes de journal « officiel », volumes du journal non expurgé, textes d’autofiction et nouvelles érotiques. Elle est aussi, et surtout, tout sauf politiquement correcte. Certes, la vie d’Anaïs Nin illustre la liberté féminine ; mais c’est aussi celle d’une femme mariée, entretenue par son mari banquier, qui tient à son confort de vie. Certes, sa destinée est celle d’une femme de lettres qui s’émancipe par l’écriture et par la sexualité (voire les deux en même temps, à travers les textes érotiques) mais c’est aussi une menteuse et une séductrice compulsive, dont le comportement confine à la mythomanie et à la nymphomanie. C’est une femme qui aime tant les hommes que les femmes, mais c’est aussi une jeune fille qui se laisse faire face aux agressions, marquée par un climat d’inceste et qui, une fois adulte, prendra plaisir à coucher avec son père. C’est une femme qui écrit mais c’est aussi une femme qui avorte à 5 mois en estimant qu’elle ne peut à la fois écrire et être mère, suivant une alternative que d’aucuns et d’aucunes trouvent inacceptable aujourd’hui. C’est une grande amoureuse, qui se présente comme dévouée et généreuse, mais qui trompe chacun avec tous et tous avec chacun. C’est une passionnée de vérité mais qui couche avec ses analystes, le Dr Allendy puis le Dr Rank. Certains pensent qu’elle est folle, et l’était sans doute un peu, mais de cette folie qui flirte avec la limite et qui parvient toujours à la sublimation.

Ce que j’en ai retenu pour moi-même, lorsque j’a tout lu d’elle, de mes 16 à mes 19 ans, c’est cette liberté folle car absolue, cette plasticité de la narration et de la vérité, et cet instinct qu’il y a dans l’écriture diariste une forme éminente de l’écriture de soi, de l’écriture tout court. La littérature ne considère pas encore le journal intime comme un genre littéraire à part entière : c’est une erreur. Une fois l’erreur dissipée, l’oeuvre d’Anaïs Nin gagnera ses lettres de noblesse. D’ici là, des ouvrages comme celui, subtil, délicat, de Léonie Bischoff aidera ceux qui hésitent au seuil de l’oeuvre à passer le pas, à y entrer, et à plonger dans la mer des mensonges, car de la fiction.

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[critique] Florence Porcel, Pandorini

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Pandorini est un roman à clés, mais ce n’est pas ce qu’il y a de plus intéressant dans ce livre. C’est un ouvrage de plus sur les abus sexuels dans un milieu de pouvoir, et d’aucuns crient à la lassitude, à la répétition – mais ce n’est pas l’ouvrage de trop. En transposant l’intrigue du milieu des grands médias à celui du cinéma, l’actrice déguise quelque peu la réalité pour mieux en souligner l’universelle vérité : d’où qu’elles se trament, les ficelles de l’agresse sexuelle sont toujours les mêmes (cf l’illustration de couverture).

La victime est jeune, naïve et, c’est là sa faille, atteinte du syndrome de Cendrillon : elle pense que l’amour peut se construire sur un coup de foudre et qu’une carrière dans le cinéma, aussi. Il faut dire que les success stories célébrant les débuts de carrière tonitruants de ceux qui sont « repérés » du jour au lendemain confortent cette illusion. Et même chose pour les Rom com qui déclinent à l’envi le mythe du premier regard foudroyant.

Le coupable est mûr, installé dans une position de pouvoir et, c’est là son vice, atteint du syndrome du Don Juan : il consomme les conquêtes pour mieux redorer son image ; et, au rythme où va la dévoration, la faille narcissique est énorme. Elle se conjugue avec un manque absolu d’empathie pour ses conquêtes, qui ne sont que des proies. Tous les moyens sont bons pour les enchaîner : la flatterie, la fausse promesse, l’entrée par surprise dans l’intimité (par la conversation d’abord, par les actes ensuite), l’insistance, le brouillage de discours entre sexe et amour, l’abandon sans un mot.

Sonnée par une première relation brutale, la jeune femme en vient à développer un syndrome de Stockholm qui lui fait rechercher ce qu’elle devrait fuir pour échapper à son propre sentiment de culpabilité. Puisque je choisis aujourd’hui, c’est que j’ai choisi hier : rien de mal ne s’est donc passé et le mensonge n’en est pas un.

La force et l’intérêt de l’ouvrage de Florence Porcel est de décrire et de décrypter avec un sens aigu de l’analyse et de l’introspection les ressorts des actions de chacun de ses personnages. Il est aussi d’intercaler passages de récits et parodies (d’une ironie mordante) de formats journalistiques (articles de presse écrite, interview radio, interview télé, posts sur les réseaux sociaux) pour faire entendre le choeur dissonant des voix qui s’opposent sur l’agora et pour faire taire, par avance, les arguments des partisans de la culture du viol. Une lecture édifiante et éclairante, dont l’intérêt est loin de se réduire aux révélations qui l’accompagnent.