Je trouve que Little women et ses suites illustrent bien les propos d’Elsa Dorlin sur l’impasse du discours des précieuses. Les filles du docteur March ont des vertus tout à fait exemplaires, mais ces vertus sont présentées comme féminines du coup elles se trouvent condamnées à occuper une certaine place dans la société. Certes elles ont droit au respect, mais elles vivent dans un univers divisé entre le monde des hommes et le monde des femmes.
Auteur/autrice : admin
Je pense que cet ouvrage met en évidence l’existence d’une forte censure à l’égard des idées féministes, et en particulier celles visant à donner aux femmes plus de pouvoir. Le féminisme logique est « oublié » ; les précieuses sont ridiculisées ; Marie de Gournay et Gabrielle Suchon doivent recourir à des stratégies comme s’appuyer sur Aristote pour ne pas être censurée. On ne retient des idées féministes que celles qui ne sont pas dangereuses pour la suprématie masculine, ou celles qui au contraire la conforte. Je pense que cette censure est toujours d’actualité. Ainsi le travail des femmes n’est plus interdit, il est même parfois encouragé mais seulement dans certains secteurs ou en sous-qualifiés. Ainsi le plafond de verre est une réalité par exemple. Ou la double journée. Autre chose des idées, des femmes continuent d’être ignorées, oubliées (Olympe de Gouges aussi a fait l’objet d’indifférence ou a été ridiculisée….).
Pourquoi ? La première réponse qui me vient à l’esprit est : l’égalité des sexes est une idée scandaleuse, que les femmes puissent avoir le pouvoir est scandaleux…
[photopress:bourdieu_1_2.jpg,thumb,pp_image]A plusieurs reprises, P. Bourdieu définit la féminité en référence à la « masculinité » ou « virilité » et en la posant comme son négatif : la féminité est ce qui flatte l’ego masculin, complaît les attentes masculines (voir ce « bar japonais » où les hommes viennent chercher…des flatteries, p. 85) mais c’est aussi, selon lui, un évitement. Ainsi être une femme, c’est éviter tout signe de virilité (p. 136) : être une femme, c’est ne pas être un homme. Il ne s’agit pas tant de définir la femme par l’homme et l’homme par la femme, comme deux termes relatifs, mais bien de définir la femme comme quelque chose d’exclusivement négatif : si être un homme, c’est ne pas être une femme (au risque, sinon d’être pointé du doigt et ridiculisé par les camarades hommes), la virilité rencontre également une définition en soi. En revanche, être une femme, c’est ne pas être un homme, et plaire aux hommes – voilà toute la définition qu’en donne Bourdieu. Que fait-il de la capacité de procréer, qui définit principalement la femme dans sa différence sexuelle?
[photopress:panneau.jpg,thumb,pp_image]J’ai noté en passant un leitmotiv bourdieusien qui fait écho au Deuxième sexe de Beauvoir : être femme, c’est être perçue (p. 94 par ex.). La femme est donc définie en tant qu’objet (de regard) et non comme sujet (regardant) : on rejoint là l’analyse de Beauvoir. Mais, quand Beauvoir prônait la nécessité, pour les femmes, de se faire devenir sujets, Bourdieu en reste au simple constat : pour lui, cela relève de structures solidement ancrées et de pouvoirs symboliques, vouées à se reproduire. C’est, à mon sens, une vision trop figée, trop peu militante des choses – c’est faire de l’être un devoir-être et faire preuve d’un certain « fatalisme », ou d’un certain « désengagement » face à un état des choses dont l’auteur décrit précisément toute l’injustice et l’arbitraire.
Même chose lorsque Bourdieu critique les Gender Studies (p. 141) : pour lui, l’ordre des choses est trop enraciné pour pouvoir être changé, et les Gender Studies se leurreraient en attribuant la différence sexuelle à une simple opération de langage. Il est vrai que les comportements, les habitudes prennent leur source dans des structures de pensées qu’elles confortent en retour ; mais est-ce à dire que ces structures de pensées ne puissent pas être changées? Une telle modification implique des bouleversements dans les actes, évidemment : mais la parole est un acte, et cesser de respecter la règle du « masculin l’emporte » en grammaire n’est pas un acte anodin, mais un acte militant. Si le langage n’est pas le seul ciment de la différence des genres, il peut être un instrument qui la nuance voire l’abolit. La pensée n’est pas tout : si on peut agir sur elle en la renforçant, on peut aussi la défaire.
Voilà ce que l’auteur dit de cette soumission à l’ordre des choses : « j’ai toujours vu dans la domination masculine, et dans la manière dont elle est imposée et subie, l’exemple par excellence de cette soumission paradoxale, effet de ce que j’appelle la violence symbolique, violence douce, insensible, invisible pour ses victimes mêmes « . Bourdieu dit s’étonner de cette soumission – ignore-t-il tout des luttes féministes de ces dernières décennies ? Peut-on considérer qu’il s’agit de soumission? L’ignorer, c’est faire preuve d’un certain mépris des faits que Bourdieu semble vouloir, préciser, conjurer.
[photopress:femmes1ereguerremondiale.jpg,thumb,pp_image]J’ai parfois été étonnée de relever des « descriptions de faits » me paraissant refléter une société d’après-guerre… Or cet ouvrage a été publié pour la première fois en 1998 !! Je citerai notamment le passage concernant le choix d’orientation professionnelle des jeunes lycéennes (p. 130), où les choix sont biaisés par le discours encourageant ou décourageant des professeurs et des parents. Cette situation existe sans doute encore : mais n’a-t-on pas, malgré tout, progressé sur ce terrain depuis les années 50 ?
[photopress:In_a_different_voice.jpg,thumb,pp_image]En préambule, je relève la définition de l’éthique du « care » donnée par C. Gilligan : This relationnal ethic transcends the age-old opposition between selfishness and selflessness, which have been the staples of moral discourse. (…) Relationship requires a kind of courage and emotional stamina which has long been a strength of women, insufficiently noted and valued (p. XIX).
L’ouvrage de Carol Gilligan exhibe, à travers une série d’entretiens psychologiques, de quelles différentes manières hommes et femmes abordent et traitent les mêmes problèmes moraux. Elle met en avant la préoccupation féminine de « ne pas heurter » autrui, de ne pas faire de mal, quand les hommes auraient tendance à envisager les conflits moraux de manière plus rationnelle, plus logique, plus abstraite (je pense ici aux réponses des deux enfants au dilemme de Heinz : un homme dont la femme va mourir si elle ne reçoit pas un médicament pour lequel ils n’ont pas assez d’argent doit-il voler ce médicament au pharmacien?). L’éthique du care « rests on the premise of non violence – that no one should be hurt ». C’est de la compréhension de cette éthique particulière, de cette voix différente, propre aux femmes, que pourrait émerger une psychologie plus adaptée car plus attentive aux singularités de chaque genre. C’est aussi de cette compréhension que dépendrait une meilleure entente entre les sexes.
[photopress:balance.jpg,thumb,pp_image]Selon C. Gilligan, l’esprit masculin raisonnerait selon une éthique de la justice, l’esprit féminin selon une éthique du soin ; l’homme aurait comme point de départ la séparation (de soi vis-à-vis de l’autre, du groupe) et aurait un effort à faire pour accepter de s’attacher à autrui ; pour la femme, ce serait l’inverse : la relation d’attachement serait prévalente, la séparation étant vécue comme une menace ou une épreuve, en tout cas comme une anomalie.
On peut ici faire un lien avec ce que décrivait Beauvoir : être une femme, c’est apprendre à être un objet ; dès lors, on ne se définit plus que par rapport à l’autre, et se définir par soi devient quelque chose d’inquiétant, qui ne va pas de soi. Il s’agit, au fond, d’éducation à la dépendance ou à l’indépendance, d’incitation à occuper la place de l’esclave ou du maître. Que la notion d’attachement puisse être liée à cette attitude de soumission, de dépendance est, me semble-t-il, assez intéressant: elle montre que la « servitude volontaire » n’est pas le fait d’une lâcheté ou d’une faiblesse mais d’une vision des choses instillée dès le plus jeune âge, et que c’est par une prise de conscience progressive qu’un autre type de relations est possible que l’émancipation peut avoir lieu.
[photopress:doisneau_cavanna__les_doigts_pleins_dencre__02_250_01.jpg,thumb,pp_image]A propos des jeux des enfants, C. Gilligan se fait l’écho d’une étude qui montre que les jeux des garçons durent plus longtemps que ceux des filles parce que, lorsqu’un conflit éclate, ceux-ci l’affrontent et le résolvent, quand les filles le fuient et l’associent à la nécessité d’arrêter le jeu. Il s’agirait, dans le cas des filles, d’éviter de mettre en danger la relation qui lie les joueuses en évitant tout conflit – comme si le conflit signait nécessairement la fin de la relation. Cette différence se ressentirait également en ce que les filles auraient tendance à éviter les situations de concurrence, étant males à l’aise avec l’esprit de compétition.
Tel n’est pas, bien entendu, le cas de toutes les filles ni celui de tous les garçons. Mais le rapport entretenu vis-à-vis de la capacité à affronter l’adversité, à s’y mesurer, à estimer avoir des chances de l’emporter, me semble une clé dans la compréhension de « l’asservissement des femmes ». En étant encouragées à développer une morale de l’effacement, de la soumission, de l’évitement du conflit, du pacifisme et du refus de la concurrence, les femmes ont été mises en position de ne pas pouvoir se révolter ni se libérer. En posant cet « angélisme » comme une vertu morale, la logique de la domination masculine valorise la soumission et se donne les moyens de se perpétuer. – Cela semble évident, et pourtant cela a des répercussions dans bien d’autres domaines que celui des rapports entre les sexes : nombreuses sont les situations où, pour défendre ses intérêts, une femme, comme un homme, a besoin d’affronter et de vaincre l’adversité. Or, si les femmes acceptent de le faire « pour » autrui, elles rechignent à l’assumer pour elle-même, comme si elles étaient, dès lors, égoïstes (le refus de l’égoïsme par les femmes est pointé du doigt par C. Gilligan).
On comprend mieux, dès lors, pourquoi il subsiste encore aujourd’hui une telle disparité de salaires entre hommes et femmes : à qualification et poste égal, les femmes osent moins négocier leur salaire que les hommes, parce qu’elles ont été habituées à ne pas (trop) défendre leur intérêt.
Ilest intéressant de comparer l’entreprise autobiographique à laquelle se livre Mme d’Epinay dans l’Histoire de Mme de Montbrillant avec celle que mène à bien Rousseau dans les Confessions. En effet, à la préface grandiloquente de Rousseau qui déclare que son « projet n’a jamais eu d’exemple » et qu’il veut s’y montrer tel qu’il est afin de pouvoir se présenter, les Confessions à la main, devant Dieu au moment du Jugement, ne trouve pas de contre-point chez Mme d’Epinay. Celle-ci n’exhibe pas sa mise à nu mais la recouvre. Elle la dissimule derrière le voile de la fiction et la forme (dominante) épistolaire. Je propose de voir là l’effet de la vertu de discrétion à laquelle les femmes étaient exhortées au XVIIIe siècle. Nous l’avons déjà vu avec Mme de Sévigné: les écrits privés n’étaient pas destinés à constituer une œuvre littéraire. Le récit d’une vie de femme devait-il, dès lors, se faire que de manière détournée et indirecte ? Comment expliquer la vogue des Mémoires, dans ce cas ?
Alors que le XVIIIe siècle est vu, aujourd’hui, comme le siècle où le roman se pare d’une prétention à l’authenticité afin de s’autoriser à explorer les ressources de la fiction (Manon Lescaut est censé reproduire des Mémoires, celle du chevalier Des Grieux ; de même pour la Vie de Marianne ; les romans épistolaires sont précédés de « notes de l’éditeur », qui déclare toujours avoir trouver la correspondance reproduite « par hasard »…), Mme D’Epinay navigue à contre-courant et emprunte les outils de la fiction pour dire sa vérité intime. Il y a là un choix de sa part, celui d’un projet littéraire. Son Histoire de Madame de Montbrillant va donc au-delà de Contre-Confessions, pour reprendre le titre donné à l’ouvrage par Elisabeth Badinter : il ne s’agit pas d’une manière de se raconter choisie par défaut, mais pleinement assumée. Mme d’Epinay entend, en transformant sa vie en roman, donner au récit de son parcours une dimension exemplaire. Parce que son itinéraire est typique de celui des femmes au XVIIIe siècle, il faut comme exemple, et cette dimension universelle ne peut être exprimée que par l’usage de ce détour que constitue la fiction romanesque. Rousseau, au contraire, dans ses Confessions, explore et déclame son individualité, son exception. Contrairement à ses allégations, il ne peint pas l’homme à travers lui-même mais se peint comme supérieur aux autres hommes.
Le choix opéré par Mme d’Epinay de se dire à travers un roman épistolaire lui permet de mettre en scène la réflexivité qu’implique tout récit de soi et toute introspection : il y a le « je » raconté et le « je » qui raconte, le « je » analysé et le « je » qui analyse. Ici, le « je » objet correspond au personnage de Mme de Montbrillant et je me risquerai à identifier le « je » sujet à celui du Marquis de Lisieux, tuteur de l’héroïne. C’est lui en effet qui recueille la correspondance, les extraits de journal, et qui ponctue l’ouvrage de commentaires quant aux événements de la vie d’Emilie que le texte n’explicite pas. Le « je » sujet serait donc un « je » masculin… Curieux dédoublement pour une femme écrivain, qui entend écrire le destin d’une femme !
Mme d’Epinay fait-elle là l’aveu de sa conviction que, pour écrire, une femme doit s’émanciper du rôle social auquel son siècle la confine ?
Les manuels et les anthologies littéraires définissent généralement le roman épistolaire comme sous-genre du genre romanesque, dont la source remonte aux Héroïdes d’Ovide et à la correspondance d’Abélard et d’Héloïse, et dont l’âge d’or se situe aux XVIIe et XVIIIe siècles. Le premier grand roman épistolaire est ainsi l’ouvrage de Guilleragues (on n’identifiera l’auteur que 3 siècles plus tard), les Lettres d’une religieuse portugaise. Au XVIIIe siècle, les plus connus sont les Lettres Persanes de Montesquieu et la Nouvelle Héloïse de Rousseau ; l’apogée de ce sous-genre est souvent identifiée aux Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos.
De nombreuses femmes ont entrepris des romans épistolaires, telles la présidente Ferrand ou Mme Riccoboni. De plus, de nombreux romans épistolaires donnent plus d’importance aux lettres et à la voix féminines que masculines. Certains romans épistolaires sont ainsi qualifiés de «monodie» parce qu’ils ne font entendre que la voix de la femme, respectant ainsi le modèle ovidien.
Le cas de l’Histoire de Mme de Montbrillant de Mme d’Epinay me semble particulièrement intéressant. En effet, il ne s’agit pas seulement d’un roman épistolaire, mais d’une autobiographie déguisée. Or la plupart des romans épistolaires sont définis par les critiques contemporains comme des romans qui « font semblant » d’être authentiques alors qu’ils ne le sont pas. Ici, le roman épistolaire fait semblant de ne pas être véridique alors qu’il est.
Mme d’Epinay se situe donc à l’opposé de la vision que l’on a du roman épistolaire. Cela peut vouloir dire deux choses : soit elle dissone en connaissance de cause, et cela explique que son ouvrage n’apparaisse pas parmi les modèles de ce sous-genre ; soit notre définition actuelle du roman épistolaire est trop restrictive et l’exclusion que subit l’ouvrage de Mme d’Epinay est le fruit de notre aveuglement.
Autre originalité de Mme d’Epinay : elle mélange plusieurs formes dans son ouvrage. On y trouve des correspondances croisées, bien entendu, mais aussi des extraits de journal, des copies de confessions retrouvées par hasard, des retranscriptions de dialogue (p. 793). A la fois roman, lettre, journal, confession, théâtre, l’Histoire de Madame de Montbrillant se présente comme une œuvre polymorphe et totale. Cette entreprise littéraire singulière fait éclater les frontières entre les genres, ce qui coïncide avec un geste très contemporain. On peut peut-être voir là la raison de sa redécouverte : nous sommes enfin prêts à recevoir son œuvre, dans toute sa richesse.
Ces deux éléments, qui prouvent l’originalité de son écriture, vont, selon moi, dans le sens d’une réelle vocation de Mme d’Epinay (pour répondre à la question posée dans mon post précédent).