Indiana et Mme Bovary ont en commun une figure féminine qui n’a pas l’air à sa place. L’incipit d’Indiana est très éloquent sur ce point : il me rappelle tant le Lys dans la vallée et les longues soirées passées par Félix chez Mme de Mortsauf que la soirée au coin du feu qui verra le destin de la fille de la Femme de trente ans changer, dans le roman du même nom. Dans Mme Bovary, l’ennui est plus diffus, il est présent dès la jeunesse d’Emma dans la ferme familiale, lors de sa visite à la nourrice, dans tous ses actes pour le conjurer (enivrement du bal, liaison avec Rodolphe, achats compulsifs, nouvelle liaison…). On a le sentiment que l’ennui est strictement domestique dans Indiana et plus métaphysique, plus général, dans Mme Bovary – ce qui pourrait expliquer la fertilité de la figure d’Emma, transposable dans beaucoup de situations (je pense par exemple à l’adaptation en bande dessinée, puis en film, intitulée Gemma Bovery, où Emma, ce n’est pas elle, c’est lui).
Auteur/autrice : admin
Revolutionary road et Little children ont récemment été adaptés au cinéma.
Dans la première adaptation, April est jouée par Kate Winslet et Frank par Leonardo di Caprio – manière de clin d’oeil à un blockbuster du film d’amour romantique, façon de montrer l’envers du décor amoureux.
Dans la seconde adaptation, Sarah est également jouée par Kate Winslet. Ce lien entre les deux héroïnes est particulièrement intéressant, car le jeu de l’actrice n’est pas le même de l’une à l’autre : en dépit de leur ressemblance, April et Sarah ne se confondent pas. April est beaucoup plus vivante, forte et révoltée que Sarah, dont le visage, les gestes, les regards sont plus timorées, plus ternes. April est secrètement aimée de son voisin ; Sarah, même si elle inspire le désir de Todd, n’est pas l’attraction de son quartier. April se définit par ses choix, Sarah par ses renoncements.
Cette différence de jeu est respectueuse des romans ; mais je me demande s’il n’y a pas là, aussi, une idéalisation de l’âge d’or des années 50 et une glorification de l’esthétique qu’on y associe dans les choix de maquillage et de costumes de Kate Winslet dans Revolutionary Road. Une telle référence au glamour hollywoodien n’est pas présente dans le roman…
Ce qui étonne, lorsqu’on lit Revolutionary Road, c’est l’actualité du propos (en plus de la qualité des analyses psychologiques et de la justesse des situations) : la plupart des paroles de Frank et April pourraient être prononcés par un couple d’aujourd’hui. – A ceci près que l’Europe ne doit plus sembler aux Américains un Eldorado et que les perspectives de fuite heureuse se restreignent. Et que si Frank et April peuvent parler comme ils parlent, c’est parce qu’ils sont présentés comme un couple moderne, et en cela différent des autres couples de leur banlieue.
Mis à part cela, on observe la même description désabusée de la banlieue américaine, censée être le lieu idéal pour vivre en famille et qui s’avère gangrenée par l’uniformité, la monotonie et la mesquinerie. Ce que découvrent Sarah et Todd en 2004, c’est que l’homme peut aussi être au foyer, et connaître à son tour les affres de l’ennui qui en est le corollaire ; c’est, aussi, que derrière la façade, tous ressentent le même vide, tous se rêvent singuliers, différents des autres, quand tous se ressemblent.
Dans les années 50, toutes les maisons se ressemblent de loin mais les vies qu’elles abritent, à y regarder de près, diffèrent et dissonent dès qu’on s’approche un peu ; dans les années 2000, chacun recherche l’originalité mais tous soupçonnent bien, au fond, n’être en rien différent du voisin.
[club] Yates & Perrotta – Mrs Bovary
Revolutionary Road de Richard Yates, publié en 1961, et Little children de Tom Perrotta, publié en 2004, sont deux romans américains sur la désillusion de la mère au foyer. April et Sarah ont fait des études (le conservatoire d’art dramatique pour la première, un début de doctorat de littérature après un passage par les Gender studies pour la seconde) ; elles ont embrassé la vie d’épouse et de mère avec confiance. Et se retrouvent à ne pas savoir quoi faire du sentiment de vide qui encombre leur existence.
Dans les deux cas, les parallèles avec Madame Bovary sont frappants.
Dans Revolutionnary Road, le lien est explicite : Frank, cherchant à consoler April de l’échec de la pièce dans laquelle elle a joué, sans y parvenir, dit à sa femme : « Tu sembles disposées à faire une assez bonne imitation de Mme Bovary et je voudrais éclaircir deux ou trois points. (….) je trouve que le rôle d’un mari de banlieue muet et insensible ne me convient pas ; tu as tenté de me le faire jouer depuis que nous sommes arrivés ici ; mais je préférerais crever plutôt que l’assumer » (trad. R. Latour, p.43-44).
Quant à Sarah, elle participe à un club de lecture qui a au programme le roman de Flaubert, et le dénouement de Little Children rappelle étrangement la désillusion d’Emma lorsque Rodolphe ne vient pas au rendez-vous signant leur fuite commune. Les derniers mots du roman sont les suivants : « Elle se trouvait là parce qu’elle avait embrassé un homme à cet endroit précis et avait ressenti du bonheur pour la première fois de sa vie d’adulte. Elle se trouvait là parce qu’il lui avait dit qu’il s’enfuirait avec elle, et elle l’avait cru – elle avait cru pendant quelques brefs instants, d’une douceur intense, qu’elle était quelqu’un de particulier, qu’elle appartenait à ce petit nombre de gens chanceux, un personnage de roman d’amour avec un happy end » (trad. E. Ertel, p.367-368).
Toutefois, si le dénouement tragique de Revolutionnary Road peut rappeler celui de Madame Bovary, la fin de Little Children semble moins sombre : Sarah réalise qu’elle doit s’occuper de sa fille, qu’elle est la seule sur laquelle sa fille Lucy puisse compter – la rédemption par la maternité. April, au contraire, trouve la mort dans le refus de la maternité. Dans Madame Bovary, l’issue n’avait pas grand chose à voir avec l’acceptation ou le refus de la maternité, l’indifférence à l’enfant était signalée dès la première moitié du roman et n’étant plus remise en question ensuite. – Ce qui a changé entre l’époque de Flaubert et aujourd’hui, serait-ce la place de la parentalité dans nos vies ?
Si Badinter a intitulé son ouvrage Le Conflit. La femme et la mère, c’est, il me semble, parce que ce conflit n’est pas naturel mais culturel – c’est-à-dire : parce qu’il n’y a pas nécessairement de conflit entre être une mère et être une femme.
Selon les pays (Badinter compare les différents pays d’Europe, notamment la France et l’Allemagne), les politiques adoptés par leur gouvernement et les mentalités, le conflit n’est pas ressenti avec la même intensité partout. J’ai été marquée, par exemple, par l’écrasante adhésion à l’idéal de bonne mère, selon les études que cite Badinter, en Allemagne, qui pousse précisément les jeunes femmes les plus diplômées à ne pas avoir d’enfant. Que la France soit la championne des femmes assumant d’être de « mauvaises mères » m’a semblé plutôt sain et rassurant!
Et si pour accepter de devenir mère, il fallait accepter d’être toujours-déjà une mauvaise mère ? D’où de pardonner à ses propres parents de ne pas avoir été à la hauteur de notre demande infantile ? Accepter de devenir parent, n’est-ce pas, au fond, accepter de ne pas être parfait ? Ce que n’accepte apparemment pas Linda Lê dans À l’enfant que je n’aurai pas.
J’irai même un peu plus loin : l’idéal de la bonne mère est contradictoire avec le rôle réel d’une mère. L’idéal de la bonne mère définit la maternité comme une protection perpétuelle, un amour sans faille, avec un danger de fusion non négligeable. Le rôle réel d’une mère est de protéger, certes, d’aimer, certes, mais aussi de faire grandir et de laisser partir son enfant. Dès le départ, il s’agit de renoncer à ce rôle d’ « alpha et d’oméga », de mère-monde, que la mère idéale représente dans l’esprit d’un tout-petit. Être une mère, c’est accepter que notre enfant cesse un jour d’avoir besoin de nous ; c’est savoir ne pas avoir besoin de lui. Et pour cela, il faut savoir rester une femme.
Ne pas se réduire à n’être qu’une mère, voilà peut-être la manière dont résoudre le « conflit » entre mère et femme.
Comment lire le conte de Boccace, si dérangeant pour nous ? Et comment le comparer au roman de Balzac, qui nous parle tellement davantage ?
A mon sens, le conte de Boccace est à lire dans son contexte et en relation avec les autres contes du même auteur : celui-ci s’adonne à une écriture divertissante, grivoise, ironique, peu complaisante à l’égard de l’institution conjugale. Ici, il met en avant la folie du marquis et la force d’âme de la marquise qui résiste aux injustices qui lui sont commises. Une lecture spirituelle, où le calvaire de la marquise est rapproché de celui du Christ, n’est pas à exclure. Le livre de Job peut aussi être convoqué pour éclairer le message du conte : il ne s’agit pas de dire qu’il est juste qu’une femme se soumette à son mari mais de donner un exemple de comportement exceptionnel face aux injustices. La soumission apparente de la marquise de Saluces n’est pas un asservissement mais une émancipation, car rien ne la touche : elle est au-dessus de tout. Cet état d’exception, cette quasi « sainteté », est récompensée à la fin du conte ; elle aurait très bien pu l’être après la mort de la marquise, dans une perspective chrétienne, tant ce conte ressemble à une vie de martyre.
Mme de Mortsauf semble à première vue prolonger cette figure de résignation plus d’humaine. Le vocabulaire religieux émaille d’ailleurs les portraits qui sont faits d’elle : elle est un ange, une sainte… Mais sa lettre-testament fait tomber le masque : son visage angélique était un visage de composition. Au fond d’elle-même, elle n’a jamais vraiment renoncé à ses désirs, à ses espoirs. Aussi en est-elle réduite à se mortifier, jusqu’à se tuer.
A partir de cette comparaison, ce qu’il me semble, c’est que ces deux récits acceptent les mêmes valeurs et que c’est au nom d’une même logique que l’un se finit bien quand l’autre se finit mal.
Cela relève peut-être, dans mon cas, de la monomanie, mais j’ai cru remarqué dans les propos de Sabina Spielrein sur la destruction, l’humilité, le péché et la dialectique de la négativité de nombreux traits communs avec la doctrine mystique de Marguerite Porete, qui place l’anéantissement de la volonté comme condition de l’élévation de l’âme vers Dieu.
Dans les deux cas, la recherche de l’humiliation au nom de la supériorité morale pour l’une, psychique pour l’autre, de l’humilité se présente comme une méthode (dangereuse?) pour avancer, pour devenir.
Dans les deux cas, le péché n’est pas dénié mais son existence est acceptée et même assumée comme la seule façon de se connaître et de s’élever, de grandir.
Il me faudrait approfondir cette idée en lisant dans le détail le texte de Spielrein, La destruction comme cause du devenir, mais je souhaitais déjà indiquer cette piste.
« Vous avez toujours été un catalyseur » : telle est la réplique qu’adresse Carl Jung à Sabine Splierein dans A dangerous Method de John Carpenter, inspiré par la pièce The talking cure de Christopher Hampton.
Un catalyseur, elle le fut à au moins deux titres pour la théorie psychanalytique : ses idées sur la « destruction comme cause de devenir » ont conduit Freud à formuler l’idée de pulsion de mort ; sa relation avec Jung a amené Freud, comme Jung, a approfondi leur réflexion sur la dynamique du transfert et du contre-transfert.
Si l’on va plus loin, et que l’on prend cette phrase dans un sens emblématique, n’est-ce pas en effet le rôle du psychanalyste que d’être un « catalyseur » ? Il l’est comme objet de transfert, dans le cadre de la cure, et même parfois comme bouc-émissaire, dans le cas de Freud pour la société viennoise de son temps, dans le cas de Jung pour Freud, concernant la vision de l’être humain et de ce qu’il peut être.
Ainsi, lorsque Jung dit à Splierein qu’elle est a toujours été un catalyseur, il l’adoube en quelque sorte en tant que psychanalyste….
Le cas Sabina Splierein est exemplaire pour notre réflexion sur les rapports entre femmes et psychanalyse. En effet, d’abord patiente, celle-ci, soignée par Jung, devient à son tour analyste.
Bien sûr le cas n’est pas unique : Marie Bonaparte a été analysée par Freud puis a ouvert un cabinet, par exemple. De plus, il y a là plutôt une règle qu’une exception : pour devenir analyste, il faut avoir été analysé. Mais nous sommes, avec Sabina Splierein, aux tous débuts de la psychanalyse : Carl Jung était psychiatre avant de devenir psychanalyste, il a été praticien avant d’être analysé.
Ce qui est intéressant dans le cas de Sabina Splierein, c’est que ce n’est pas n’importe quelle patiente : sa pathologie est la matrice (féminine, si on ose dire), de la psychanalyse, l’hystérie. La profondeur de sa réflexion sur le désir de mort et le principe de destruction, qui amèneront Freud à formuler l’idée de la pulsion de mort, est aussi spectaculaire que ses symptômes. Son choix de soigner des enfants délinquants par la psychanalyse lorsqu’elle reviendra vivre en Russie, sa capacité à surmonter le transfert vis-à-vis du Dr Jung en se mariant et en fondant une famille, font d’elle une femme hors du commun.
Le tragique de sa mort (juive, elle est exécutée par les nazis en 1942 avec ses deux filles) en font, selon moi, une héroïne (méconnue) de la psychanalyse et du XXe siècle.