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Interview – Camille Emmanuelle, Cucul

Camille Emmanuelle est journaliste, autrice et scénariste. Nous l’avions interviewée en 2022 au sujet de son expérience d’écriture de romance et de réflexion féministe sur l’écriture de la sexualité. Elle publie cette année un roman, Cucul, dans la nouvelle collection « Verso » des éditions du Seuil. Dans cette fiction, une autrice de romance, Marie, tue son personnage principal, male alpha d’une dark romance, pour le voir resurgir le lendemain en chair et en os dans son salon…

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Camille Emmanuelle par Marie Rouge

Il existe un lien entre toi et ton personnage principal : comme Marie tu as toi aussi écrit de la romance. Mais est-ce que tu as eu aussi, comme Marie, à écrire de la dark romance ?

J’ai en effet écrit pendant un an sous pseudo de la New Romance ; c’était il y a 11 ans, la Dark Romance n’existait pas, en tout cas ce n’était pas un phénomène comme ça l’est aujourd’hui. On ne m’a pas demandé, comme mon héroïne Marie, d’écrire la Dark. Pourtant, quand j’écrivais ces trucs-là, je me disais déjà que c’était réac comme récit, à la fois sur le couple, sur l’amour, et aussi sur le corps… Je me disais : « ça peut pas aller plus loin que ça, les gens vont se lasser, les lectrices vont se lasser ! » Et Il y a trois ans, des amis libraires m’ont parlé de la dark romance. En fait, ils m’ont alerté sur deux choses, sur le genre de la Dark Romance, qui est le petit frère psychopathe de la New Romance, et aussi sur le lectorat, qui avait vraiment rajeuni. Moi, il y a 11 ans, quand j’ai écrit de la New Romance, la maison d’édition qui m’employait me disait que la cible c’était les 18-25 ans. Mais là, le lectorat s’est rajeuni. Il y a beaucoup de collégiennes qui achètent de la dark à partir de 11 ans alors que ce n’est vraiment pas fait pour elles. Elles n’ont pas forcément le recul nécessaire pour comprendre ces récits qui sont certes des histoires d’amour avec des scènes de sexe, mais aussi autre chose. Ces histoires véhiculent une glamourisation de la violence masculine. Dans la new romance, celui qui est sexy, c’est l’homme mystérieux, dominant, distant… Mais là, en plus, il est dangereux, violent. Dans Captive, le personnage féminin n’arrête pas de dire que le personnage masculin est un psychopathe, par exemple. Elle découvre la faille intérieure de l’homme et elle comprend que s’il est si méchant, ce n’est pas de sa faute, et qu’elle seule réussit à voir sa faille.  Bon, dans la vraie vie, quand on tombe sur ce genre de gars, ça ne finit pas bien…

C’est le schéma des violences et de l’emprise, qui reprend le profil psychologique de la sauveuse et de l’homme qui se victimise alors qu’en fait c’est lui qui est l’auteur des violences…

Exactement. Un autre schéma qu’utilisent les hommes violents dans la vraie vie et qui est vu comme quelque chose de chouette dans ces romans, c’est que c’est un homme protecteur. C’est-à-dire que, ok, il est violent, ok, il a séquestré, mais les hommes dans le monde extérieur sont encore plus dangereux. Il va donc protéger la jeune fille d’un monde encore plus dangereux que lui ne peut l’être. Et ça, c’est un discours qu’on peut entendre dans la bouche des hommes violents qui disent « je les connais les hommes, c’est vraiment tous des salauds : moi je vais te protéger ». Quand un homme te dit ça, c’est un red flag, ça veut dire qu’il va tenter de t’enfermer, de contrôler la façon dont tu t’habilles, etc.

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Ton personnage Marie se demande à un moment si elle ne prend pas goût au fait d’être protégée. Tu poses à travers ce passage la question de ce à quoi on peut adhérer, malgré nous, dans ce fantasme véhiculé par Dark Romance…

Oui, c’est ce qui fait que j’ai écrit un roman (et une comédie d’ailleurs) plus qu’un essai : je voulais aborder cette question-là, et plus généralement la question de nos fantasmes et de nos ambivalences. Toute une génération, dont je fais partie, a été biberonnée à la figure du bad boy, et de l’homme protecteur. C’est une figure très ancienne, qu’on retrouve aussi dans la littérature classique du XIXe siècle : la figure du sauveur, du prince charmant. L’éducation féministe s’y oppose et nous pousse à ne pas aller vers ce type d’hommes, puisque ce n’est pas avec eux qu’on va vivre une histoire amoureuse égalitaire. On est dans un environnement un peu schizophrène ! Les collégiennes et les lycéennes d’aujourd’hui savent ce que c’est le bon consentement elles sont plus éduquées que nous là-dessus. Pour autant, elles lisent beaucoup, beaucoup de ce type de récits. Je m’interroge sur cette ambivalence et plutôt que d’y répondre d’un point de vue moral, j’y ai répondu à travers la voix de plusieurs personnages. Il y a des personnages qui me disent : «  ça va, c’est que des fantasmes, on a le droit de lire ce qu’on veut, etc. Et puis, les jeunes filles, elles ne sont pas connes, elles savent très bien que c’est de la fiction ». Et d’autres qui vont répondre: « Mais elles sont jeunes. Et ce qu’on lit a un impact sur notre façon de voir le monde. »

Cette ambivalence, on la retrouve dans tes deux personnages masculins de José et de James, qui représentent deux modèles de virilité. Marie a avec José un rapport plus égalitaire, avec davantage de complicité, de connivence et de compréhension…

Et d’humour aussi, parce que James n’est pas drôle du tout !

C’est vrai ça, ça ne m’a pas frappée tout de suite ! Ces deux personnages proposent donc deux manières différentes de réfléchir à la masculinité. Est-ce que tu l’as conçu comme ça ?

James est en effet un archétype et un stéréotype, mais bon, ce n’est pas de sa faute, il est né comme ça ! C’est un personnage archétypal qui a été commandé par la maison d’édition et que Marie a créé. Et José, lui, je dirais que c’est plus un jeune homme d’aujourd’hui, qui s’est construit dans sa séduction avec autre chose que ses atouts physiques et qui a développé de l’humour, la culture, l’intelligence, du dialogue avec les femmes… Il sait qu’il ne sera jamais une mâle alpha dominant. Et il ne voit pas les femmes comme des proies ! Alors que James correspond à l’idéal de certains mascus, c’est-à-dire un mâle alpha, avec beaucoup d’argent, un physique d’Apollon, des tablettes de chocolat. Je trouvais ça important d’avoir un contrepoint à ce personnage avec José, sachant que ce n’est pas un personnage qui a été facile à écrire. Dans la première version du roman, il n’était pas assez séduisant. Les premiers retours de lecture disaient : « On préfère quand même, James ! ». James, on voit tout de suite qui il est, parce que c’est un archétype, alors que José, c’est un personnage parmi d’autres, un être humain parmi d’autres. J’ai  donc dû réécrire le personnage José pour dire : « non, mais il est vraiment chouette ! ». Cela crée un vrai dilemme chez mon héroïne au moment de choisir entre les deux personnages masculins, comme dans une bonne comédie romantique.

À propos des com rom, on lit dans Cucul des scènes qu’on aimerait voir à l’écran, comme la scène de drag-queens dans la boîte à Belleville ou celle du bookclub féministe pendant un match de foot… D’ailleurs tu écris également des scénarios : est-ce que cette écriture scénaristique a influencé ton travail ?

Je pense que le fait de travailler sur des scénarios de séries depuis 4-5 ans a en effet influencé mon écriture, notamment dans la construction narrative. Le précepte numéro un, quand on écrit pour l’écran, c’est « show don’t tell » alors que dans le roman, on peut dire « tell don’t show ». C’est d’ailleurs ce que j’aime avec le roman : il y a une liberté dans l’écriture romanesque qu’il n’y a pas dans l’écriture sérielle ou visuelle en général. On peut faire ce qu’on veut avec ses personnages, sans contraintes, de prod notamment. Et les droits ont bien été achetés par une boîte de prod pour faire un long métrage !

Une question sur la fin du roman : Marie se donne comme objectif d’écrire sous son nom et d’écrire de la fiction qui ne soit pas la romance, : est-ce que ce personnage, ce n’est pas un peu toi aussi ? Y a-t-il eu un effet de légitimation de ton écriture de fiction à travers ce livre ?

Entre mes romances et Cucul, j’ai écrit Le goût du baiser, un roman Young Adult, et pour le coup, c’était ça : me prouver que je pouvais écrire un roman qui ne soit pas de la New romance. J’avais un peu peur après la New romance d’avoir gâché mon écriture, qu’elle ait été transformée par ce style. En fait, j’ai eu besoin de passer par le roman ado avant de pouvoir écrire un roman tout court. Parce que le roman ado, c’est une écriture particulière, un public particulier. J’ai d’abord fait mes armes dans le petit bain avant de plonger dans le grand bassin ! Il y a quelques années, j’avais peur du roman à proprement parler à cause d’un syndrome de l’imposteur… C’était comme si, quand je me mettais à écrire, tous les fantômes d’auteurs que j’adorais étaient là et me disaient : « Tu veux écrire un roman ? vas-y, on te regarde ! ». Je suis donc passée par l’étape du roman Young Adult pour pouvoir me dire que j’écrivais un roman, en sachant que le roman adulte que j’ai écrit est une comédie, ce qui est aussi une littérature de genre. Le syndrome de l’imposteur est tellement fort que je dois passer par le genre. Mais j’aime beaucoup la littérature de genre aussi, comme la littérature érotique : j’ai beaucoup d’admiration pour ceux qui y arrivent. Ce n’est pas parce que c’est du genre que c’est facile.

Tu as aussi écrit Ricochets, un essai nourri de ta propre expérience dans lequel il y a un peu de récit de soi…

Oui, tout à fait. Dans Ricochets il y a à la fois une enquête journalistique et un récit personnel, un mélange des deux. Je n’ai pas relu Ricochets depuis qu’il est paru et même si le sujet est très dur évidemment (les attentats de 2015, NB), je dis aux gens qui m’en parlent : « il y a quand même des blagues dedans ! ». Mais ce n’est pas du tout ce qu’ils retiennent. À l’inverse, quand j’ai commencé Cucul, je ne me suis pas dit « Allez, j’écris une comédie », juste : « je vais écrire un truc qui, moi, va me faire rire ». Cette forme de légèreté est venue avec l’histoire.

Cucul est à explorer aussi sur le site de Camille Emmanuelle

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Theresa Révay – Ce parfum rouge

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Thérésa Révay

Theresa Ravey est l’autrice de plusieurs romans historiques, dont Dernier été à Mayfair (Belfond, 2011) et La louve blanche (2008). Elle a reçu le prix Historia du roman historique en 2014 pour L’Autre rive du Bosphore le prix Simone-Veil 2017 pour La Vie ne danse qu’un instant. Dans Ce parfum rouge, elle revient sur la trace de ces ancêtres, à la tête de l’industrie chimique lyonnaise Givaudan. Son héroïne est Nine Dupré, 27 ans, née en Russie mais exilée en France en 1934 et qui cherche à se faire une place dans la création des parfums, un monde réservé aux hommes.

1/ Ce parfum rouge est l’histoire d’une femme qui cherche sa place dans un milieu dominé par les hommes, celui de la création de parfums, et, au-delà, celui de l’industrie chimique. Quels éléments vous ont frappé concernant la place des femmes dans ce milieu au moment de votre documentation ? Y a-t-il des choses que vous n’avez pas pu exploiter dans votre écriture ?

Au cours de ma documentation, je me suis aperçue que le monde du parfum avait longtemps été une profession où les femmes restaient singulièrement discrètes, davantage même que dans d’autres domaines, ce qui m’a étonnée. L’Antiquité s’était pourtant enorgueillie de compter des femmes parfumeurs. La sensualité érotique liée aux fragrances, une résonance avec notre subconscient que d’aucuns redoutent, serait-elle l’une des explications ? Sans l’avouer, se méfiait-on autrefois du « pouvoir » qu’une femme parfumeur aurait pu exercer sur le désir des hommes ?

À la fin du XIXe siècle, Marie-Thérèse de Laire se révèle toutefois comme une pionnière de la parfumerie moderne grâce à ses bases composées à partir des molécules de synthèse fabriquées dans l’entreprise de son époux. Son travail inspirera bien des créateurs, mais elle restera toujours une femme de l’ombre. Il faut attendre le bouleversement de la Grande Guerre et l’évolution des mentalités avec le mouvement d’émancipation des femmes pour qu’éclate au grand jour le talent de Germaine Cellier après 1945. Le nom de cette iconoclaste retentit parmi ceux des plus illustres parfumeurs. Je me suis inspirée de son caractère bien trempé pour ciseler le personnage de Nine Dupré dans mon roman. Mes échanges avec des femmes parfumeurs d’aujourd’hui telles que Calice Becker ou Vanina Muracciole m’ont permis d’affiner les traits de mon héroïne. 

Après le temps des recherches, je ne conserve pour la narration que les éléments qui nourrissent mes personnages ou le contexte historique dans lequel ils évoluent, donc je renonce à des anecdotes et des situations qui ne reflètent pas le quotidien de mes protagonistes. Je reste néanmoins aussi fidèle que possible à l’esprit de l’univers mis en scène. Mon travail se veut aussi « impressionniste ». Ainsi, je n’ai pas tout dévoilé de la sensualité évidente de cette profession particulière. Ce qui m’amuse à chacune de mes aventures littéraires, c’est que la réalité dépasse toujours la fiction. 

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2) Dans votre approche d’autrice, cette recherche du parfum idéal a-t-elle été écrite comme une quête alchimique ?

Rappelons que le parfumeur est l’héritier de l’alchimiste et que la quête alchimique à travers les siècles fut celle de la « quinta essentia », cette étincelle divine au cœur de la matière qu’on croyait insaisissable par l’homme mortel. Il a fallu les recherches des chimistes au XIXe siècle sur le carbone – la molécule de la vie –pour comprendre qu’on pouvait reproduire à l’identique les senteurs de fleurs et de plantes, mais aussi en créer de nouvelles. Une révolution scientifique à laquelle ont participé mes ancêtres lyonnais, les chimistes Léon et Xavier Givaudan, auxquels je rends hommage dans ce roman. 

La quête du romancier ressemble à une quête alchimique parce qu’il cherche, lui aussi, tel un démiurge, à donner vie à des personnages fictifs. Dans ce roman olfactif, mon héroïne compose le parfum de sa passion perdue. Il s’agit pour Nine de trouver cet équilibre au bord de la rupture qui fait l’essence d’un grand parfum en dosant les matières premières dont elle dispose. C’est le même travail que celui du romancier, dont les matières premières sont les mots, qui compose un alliage pour éveiller l’émotion par la syntaxe, le rythme narratif et des images évocatrices. On décèle chez lui l’espoir insensé de retranscrire un invisible vivant où se reconnaîtra le lecteur. Le poète-écrivain Christian Bobin ne précise-t-il pas que « les livres sont des âmes » ?

3) Un parfum a été créé exprès pour la promotion de votre ouvrage (à l’attention des lecteurs et lectrices : il n’est malheureusement pas commercialisé!). Pouvez-vous nous parler de cette aventure, à la fois poétique et familiale ? 

Ce parfum rouge est le roman que je m’étais toujours interdit d’écrire, tant il m’effrayait. On m’avait souvent demandé de raconter l’épopée entrepreneuriale de mes ancêtres, mais je renâclais de peur de ne pas être à la hauteur de leur exigence et de leur talent. Par ailleurs, parler des siens demeure à mes yeux un défi, sinon un guet-apens. Pourtant, une fois que j’avais trouvé la clé pour raconter leur destinée, ma cousine germaine Sandrine Pozzo di Borgo, descendante comme moi de Xavier Givaudan, a proposé de créer un parfum en souvenir de mon livre et des nôtres. 

Sa fille Valentine et elle possèdent une maison de création d’univers olfactifs, « Quintessence Paris ». Les parfumeurs maison, Thomas Fontaine et Vanina Muracciole, ont eu la gentillesse de se prêter à l’exercice : capturer l’esprit d’un roman en un parfum. Ainsi est né « LE parfum rouge », une création originale inspirée par les forêts de Sibérie et les grands accords de cuir et de chypre des années 30, emblématiques du récit. Lorsque je le fais sentir dans les salons du livre, je suis toujours émue de voir la réaction enthousiaste des lecteurs.

Ce merveilleux cadeau, inattendu et poétique, n’a de sens que parce qu’il s’agit d’une initiative de ma cousine en hommage aux frères Givaudan, nos ancêtres. Pour Sandrine et pour moi, comme pour tous ceux qui ont contribué à ce superbe parfum de caractère, cette aventure reste une émotion inoubliable.

Merci Thérésa ! Ce parfum rouge est à découvrir aux éditions Stock.

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Lauren Malka – Mangeuses, Histoire de celles qui dévorent savourent ou se privent à l’excès

Nous recevons aujourd’hui Lauren Malka, journaliste et essayiste. Lauren Malka anime le podcast La voix du livre pour le magazine Livres Hebdo ; elle a aussi co-écrit et co-réalisé avec Antoine Sahler en 2020 un documentaire sur la cuisine intitulé La France aux fourneaux. Elle est récemment l’autrice d’une série de fiction de 12 épisodes de 4 minutes pour Canal+, Le lexique des dyslexiques, qui dépeint, je cite “la réalité quotidienne de jeunes enfants, d’adolescents face aux premiers signes de troubles Dys”. 

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Lauren est aussi l’autrice de l’essai Mangeuses ! Histoire de celles qui dévorent, savourent ou se privent à l’excès, paru aux éditions des Pérégrines en 2024 et qui a reçu le prix Mange 2024. C’est pour cet essai que nous l’invitons aujourd’hui. 

Pour aller plus loin

Mangeuses ! Histoire de celles qui dévorent, savourent ou se privent à l’excès, Paris, Les Pérégrines, 2024

Le lexique des dyslexiques, Canal+, à voir sur MyCanal

Les voix du livre, Livres Hebdo, à écouter sur toutes les plateformes de podcast

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Interview – Gérard Nisslé, Cristal et cendre ou l’itinéraire d’une chanteuse de blues

Gérard Nisslé est écrivain public. Il est aussi romancier et a notamment écrit Cristal et Cendre, un roman qui se passe dans l’Alabama, en 1906 : « Saddie, une jeune fille noire de 15 ans dotée d’une voix magnifique, découvre une nouvelle musique, le blues. Dans le même temps, elle subit une terrible violence. A 16 ans, elle s’enfuit et part pour Chicago, réputée capitale du jazz, dans le but de devenir chanteuse de blues, de gagner sa vie grâce à sa voix. Mais elle a un autre objectif : se venger des quatre personnes qui l’ont meurtrie, qui ont bouleversé sa vie. C’est l’histoire d’un rêve, d’une violence, d’une vengeance. »

Gérard Nisslé a accepté de répondre à nos questions au sujet de cet itinéraire hors norme et des raisons pour lesquelles il a choisi ce sujet. Il nous répond avec précision… et humour !

1) D’où t’est venue l’idée de suivre un personnage de chanteuse de blues dans l’Amérique du début du XXe siècle ? 

Vers mes 12 ans, ma mère qui n’écoutait que de la musique classique m’a offert un disque différent des autres, déjà là : Sydney Bechet. Un choc. Un jazz New Orleans, gai, facile à apprécier, à comprendre, facile à aimer. Puis est venu Louis Armstrong. Plus structuré, plus exigeant. Plus profond. Le goût du jazz est né alors et ne me quittera plus. Puis ce furent les chanteuses de jazz. Puis le blues. Cheminement assez classique. Et là, j’ai plongé. Profondément. Sans comprendre un mot d’anglais ou presque, j’ai compris, j’ai vibré, j’ai ressenti, j’ai pleuré, j’ai partagé. Avec eux, avec elles. Avec leurs peines, leur misère, leurs chagrins, leurs espoirs toujours déçus, leur foi dans un lendemain meilleur. Des dizaines de disques, puis de CD. J’ai délaissé le jazz pur, et surtout ses déclinaisons modernes, pour ne me focaliser que sur le blues. Et j’ai commencé à lire sur le sujet. Des ouvrages savants. Les vies des chanteuses les plus marquantes : Bessie Smith, Elle Fitzgerald, Billie Holiday. Un chanteur et poète noir a dit « être noir et chanteur de blues, c’est être deux fois noir » Pour ces chanteuses, être une femme, de surcroît, c’était donc être trois fois noire. Trois fois maudites par le Destin. Trois fois marquées du sceau de la violence et du malheur. Leurs vies réelles, malgré leur succès, m’ont bouleversé. Surtout celle de Lady Day. Elles étaient victimes de la ségrégation et du mépris, mais surtout des hommes, noirs ou blancs. Elles buvaient et se droguaient pour survivre. Vedettes de spectacles, elles devaient entrer par le porte des fournisseurs, et non par la porte principale réservée aux Blancs. Billie cachait son argent dans un tube qu’elle mettait dans ses parties intimes pour éviter de se faire voler. Elles étaient battues, volées et violées régulièrement. Souvent par leurs maris ou amants. Et leurs chansons, si elles ne décrivent pas leur vie à elles, reflètent ces vies abimées, meurtries. Pour les Noirs chanteurs de blues, les textes s’appuient sur leur vécu et celui de leurs frères de couleur : le manque d’argent, le jeu, l’alcool, le chômage, la misère, la petite amie enfuie, l’épouse matrone et méchante, le Blanc cruel, la menace permanente d’un lynchage, mais aussi la joie d’un job d’un soir ou d’une semaine dans un juke-joint, la satisfaction de pouvoir composer et chanter. La dureté d’une vie noire. Avec aussi des fulgurances de joie et de bonne humeur, d’espoirs, de bonheurs éphémères. En refermant la bio de Billie Holiday, j’ai eu l’idée d’écrire une histoire y ressemblant. Moins triste que sa vraie vie. Maie en développant un trajet, un parcours, avec ses turpitudes, ses écueils, ses joies et ses désespoirs.

2) Ton ouvrage se présente à la fois comme un roman d’apprentissage et un revenge novel. L’esprit de revanche est-il au cœur du blues lui-même ? 

Non, absolument pas. De ce que j’en sais, l’esprit de revanche est absent de ce formidable genre musical. Les Noirs importés pour être esclaves, parlaient des dialectes différents. On séparait les familles, le père ici, la femme ailleurs, les enfants loin. Impossible de communiquer avec d’autres esclaves car ils étaient volontairement mélangés. On brisait ainsi les communications pouvant mener à l’organisation de révoltes. On les a aculturés avec une grande efficacité. Traités moins bien que des animaux, ils ont progressivement mais rapidement assimilé la religion de leurs maîtres, car… 1. C’était la seule activité permise, et 2. le dieu des Blancs devait être bien plus fort que leurs différents dieux locaux africains puisqu’ils en étaient arrivés là, pris, déportés, enchaînés, battus, torturés, mutilés. Et les prêtres se gardaient bien de leur inculquer l’idée de la revanche, bien au contraire. On les frappait sur la joue gauche ? Ils devaient tendre la joue droite. Le maître blanc violait leur femme ? Ils pleuraient en silence. Leurs enfants mouraient sous les coups de fouet ? Ils composaient une chanson d’une infinie tristesse. Leurs frères étaient lynchés pour un regard vers une Blanche, après avoir été émasculé ? Ils étaient obligés d’assister au spectacle et repartaient vers leurs cases, infiniment tristes, infiniment désespérés.  Ils étaient bafoués, maltraités, fouettés au sang, affamés, épuisés, désespérés de cette monstrueuse injustice ? Ils priaient. Et chantaient. Des blues à fendre le cœur, à déchirer l’âme. Des blues qui finalement, ne racontaient rien d’autre que leur vie quotidienne.

Qu’on ne s’y trompe pas : je mélange ici deux périodes distinctes, et c’est voulu. Avant le 18 décembre 1865, c’est-à-dire pendant l’esclavage, et après cette date. Cette date est très importante car elle a changé la structure économique d’un pays, mais du point de vue des Noirs, elle ne l’est peut-être pas tant que ça, car elle n’a RIEN changé dans les rapports sociaux, humains. Un Noir restait, selon un ouvrage publié une vingtaine d’années plus tard un être non-humain. L’ouvrage cité, « Le nègre est une bête dans l’esprit de Dieu » est authentique, hélas. Il n’est pas exclu que cela reste une « vérité » aujourd’hui encore, dans l’esprit de beaucoup de red necks blancs.

Autre chose de très important :  Les Blancs ont convaincus les Noirs, avec une incroyable, une époustouflante, une ahurissante efficacité, qu’être noir était une malédiction. Un péché. Une honte. Une flétrissure. Et ça marchait ! Des générations ont vécu avec cette honte chevillée au corps. S’ils souffraient, c’est parce que leur couleur n’était pas la bonne. S’ils étaient battus, humiliés, c’était une décision de Dieu, mise en œuvre par Ses créature préférées : les Blancs. Ils n’étaient pas humains. A peine plus que des bêtes. Ils étaient inutiles et dangereux. Stupides et paresseux. Sales. Mauvais. C’est ce qu’on leur mettait dans la tête en permanence, et ça fonctionnait très bien. La honte n’était pas du côté de celui qui violait les épouses noires de ses esclaves, de celui qui battait un pauvre nègre à mort pour un regard, de celui qui les affamait, de celui qui les tuait pour jouer, de celui qui lançait ses chiens enragés à leurs trousses et se délectait de les voir se faire dévorer, non. La honte était du côté des victimes de ces atrocités. La honte de la couleur que leur Créateur leur avait donnée. Un cas exemplaire et monstrueux de manipulation mentale à grande échelle. Qui maintenait une population supérieure en nombre, donc potentiellement dangereuse, dans la servilité effrayée. 

Alors, dans tout ça, point de place pour la revanche. On ne se venge pas d’une décision divine qu’on ne comprend pas, même si on en subit les conséquences dans son âme et sa chair chaque heure de chaque jour. On ne se venge pas de ses maitres cruels, puisqu’ils ont le blanc-seing divin de les traiter comme eux, les esclaves noirs le méritent. Et se venger physiquement d’un Blanc représentait un épouvantable danger : tortures et mutilations, mort, massacre possible de sa famille, représailles sur sa communauté. Avec, toujours en arrière-plan mental, la certitude que Dieu était du côté des Blancs. Oui, on peut se venger des avanies perpétrées par SES SEMBLABLES. Par ses frères, ses sœurs de couleur, certainement, car la justice divine est aux abonnés absents, et la justice humaine n’est qu’en faveur des Blancs, systématiquement. Mais c’est la seule vengeance à laquelle un Noir pouvait penser.

Donc, en l’absence d’une volonté, d’une envie, même, de vengeance, il ne restait que deux solutions : l’acceptation servile avec l’espoir bien mince d’échapper au pire, ou la fuite, avec de fortes probabilités d’être repris, tué ou amputé. En attendant, la prière le dimanche, pour tenter de se rapprocher de ce Dieu un peu trop partial. Et le blues les autres jours.

Alors, pourquoi la vengeance ? C’est un thème personnel, qui me fascine. J’ai d’ailleurs fait une petite « causerie publique » sur le sujet. Compte tenu de ce qu’une femme noire pouvait subir à l’époque, il m’a semblé intéressant de lui donner cette volonté de justice privée, et de voir où cela menait. Je suis content d’avoir pu introduire ce thème dans l’histoire de Saddie.

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3) Quelle a été ton influence majeure pour écrire ce roman : la littérature française ou la littérature américaine ? 

Désolé, aucune. Ma connaissance de la littérature française est pleine de trous. Par exemple, je n’ai lu L’étranger et La Peau de chagrin (et je ne m’en vante pas…) qu’il y a deux ans. Des merveilles, soit dit en passant. 

Pour la littérature américaine, on est loin, bien loin : amateur de SF depuis toujours, je suis un inconditionnel d’Asimov et de Dick, et un fan absolu de Ray Bradbury et de sa poétique-fiction. Par ailleurs, j’ai lu tous les romans traduits de Chuck Palahniuk, un auteur déjanté, des thèmes incroyables, une écriture-choc. 

Donc, ici ou là-bas, rien qui ressemble à cette histoire de chanteuse de blues. Aucune influence littéraire à revendiquer. La musique et uniquement la musique. Mon empathie profonde et spontanée avec les épreuves subies par le peuple noir américain et mon admiration pour sa capacité à créer un des plus beaux genres musicaux qui soient.

Une petite anecdote ? Quand j’ai commencé l’écriture, la petite Saddie naissait environ 30 ans plus tard que dans la version définitive, et elle découvrait le blues au moment où il était bien connu et implanté. Apprécié par un large public, Blancs et Noirs confondus. Et au milieu du livre j’ai eu l’idée de la fin, avec le film « Le chanteur de jazz » Mais les dates ne collaient plus. J’ai donc tout reculé d’une trentaine d’années. Un peu de réécriture, bien sûr, mais alors, un énorme problème : pour ce qui concerne les années de début de sa carrière de blueswoman, on n’a que très peu, très très peu, de traces écrites des premiers blues. Dans ma version initiale, j’en avait pléthore, et là, presque plus rien. J’ai donc dû inventer des chansons, avec des premiers couplets de mon cru. Inutile de les chercher sur Spotify ! Je me suis inspiré pour ça des paroles des centaines de blues entendus pendant ma vie, et qui m’ont marqué à jamais.

Une autre ? J’ai eu cette idée, cette envie d’écrire cette histoire il y a plus de trente ans. Je la voulais factuellement juste. Avec des détails authentiques. Or mes lectures ne donnaient jamais les détails de la vie quotidienne. Où les chercher ? Pour quel maigre résultat ? J’ai alors mis l’idée de côté et ai commencé à écrire d’autres histoires, des nouvelle fantastiques pour commencer. Et je n’ai plus repensé à ce récit rêvé. Un jour, il y a trois ans environ, mon cardiologue regarde des résultats d’examen et secoue la tête en faisant « Hmmm… hmmm… » Mauvaise limonade. Il commande des examens complémentaires. Dont les résultats arrivent, et donnent exactement la même réaction. Là, il m’explique qu’il faut passer à la vitesse supérieure car il y a soupçon de quelque chose de grave. Examens plus importants et investigations plus approfondies, qui diront mon espérance de vie. Je rentre chez moi avec la certitude qu’il ne me reste que quelques mois à vivre. Et là, un flash « Mais bon sang, ce que je ne pouvais faire il y a trente ans, est tout à fait faisable aujourd’hui ! Merci Internet ! Google je t’aime ! Je vais certainement trouver tous ces micro-détails indispensables » Et je me suis lancé le soir même. Recherche intensive, récupération de méga-octets de données, de plans, de dates, de noms, de faits. Et écriture d’un chapitre PAR JOUR ! L’urgence. La fébrilité. Aller au bout avant de passer l’arme à gauche. 

Et puis, les examens de niveau supérieur ont eu lieu. Résultat : fausse alerte, tout va bien. En manière de plaisanterie, j’ai alors demandé à mon cardiologue s’il voulait bien m’accorder deux ans de vie en plus, afin d’arriver au bout de mon projet d’écriture. « Accordé ! » Un an et demi plus tard, je mettais Cristal et Cendre en ligne chez Amazon en auto-édition. Ouf ! 

Depuis, à chaque nouveau projet d’écriture, je lui demande un an de plus de vie. Qu’il m’accorde très généreusement.

Et le féminisme, dans tout ça ? Je n’ai pas écrit Cristal et Cendre avec ce prisme. En voulant démontrer quelque chose. En voulant défendre une cause. C’était juste la monstration de ce que peut avoir été une vie noire en Alabama, à ce moment de l’histoire d’un pays violent, raciste et intolérant, lorsqu’on est une femme et que l’on a un rêve. Si cette histoire a dégagé un arrière parfum de féminisme, j’en suis ravi. Elle ne se voulait que le portrait d’une fille qui veut vivre malgré les obstacles, et qui y parvient pendant un temps. En ça, cette femme est peut-être toutes les femmes…

Comme monsieur Jourdain, je suis peut-être féministe sans le savoir, sans le revendiquer. Mes conviction philosophiques sont claires : la femme est un homme comme les autres, comme dit cette plaisanterie qui n’en est pas une, finalement. Égalité des chances. Égalité des traitements. Égalité des possibilités. Égalité des salaires. C’est la base, et elle est indiscutable. Les femmes sont différentes des hommes, ce qui ne signifie pas qu’elles doivent être traitées différemment. Je crois à une complémentarité. Le respect doit être mutuel. Pas de hiérarchie. Une femme sait faire quelque chose que je ne sais pas faire, a plus de talent que moi ? Respect et admiration. Et je ne me sens pas « diminué » pour autant. Ma femme a deux mains gauches pour le bricolage, et elle est une organisatrice hors-pair. Exactement mon opposé. Complémentarité et respect. 

Évidemment, je refuse, comme cela peut se produire aux États-Unis, avec les « Lionnes », ces féministes enragées, d’être traîné au tribunal pour sexisme parce que j’ai tenu la porte à une femme derrière moi afin d’éviter qu’elle ne se la prenne en pleine figure. J’ai tenu la porte à un être humain, c’es tout. De la même manière, je refuse deux idées entendues ici et là (quelquefois de la même bouche…) :

. Les femmes ont toutes été harcelées dans les transports en commun. C’est faux, et de loin. Il suffit d’interroger les femmes qui nous entourent. 

. La France a une culture du viol. Faux également. Le viol est une horreur absolue, qui doit être sévèrement punie, comme la pédophilie. Certains violeurs passent à travers des mailles de la justice. D’autres sont protégés. Oui, les dinosaures n’ont pas tous disparu…  Cela arrive et c’es tragique. Un seul viol par an serait encore un viol de trop. Mais culture ? Une culture, c’est l’ensemble des structures sociales et des manifestations intellectuelles, artistiques, religieuses qui définissent une civilisation, une société par rapport à une autre. Toute une civilisation. La vaste majorité de ses composantes. La France était majoritairement catholique et on pouvait parler de culture catholique. Elle ne l’est plus, les athées étant devenus majoritaires. On ne peut plus alors parler de culture, aujourd’hui. Le viol n’est ni accepté légalement, ni accepté socialement, ni accepté humainement, et ce par la totalité des femmes et une immense majorité des hommes. Quelques hommes, sur 66 millions d’habitants, pensent encore que « c’est pas bien grave… » ou « qu’elles l’ont bien cherché… » La bêtise poisseuse de quelques crétins à deux neurones, clamée haut et fort, ne suffit pas à faire une culture généralisée.

Ces envolées et affirmations absurdes vont à l’encontre du vrai féminisme et sont contre-productives, car elles décrédibilisent le reste du discours de celles qui les profèrent. Ce qui est dommage, car elles peuvent dire par ailleurs des choses très pertinentes…  

Le Larousse de 1905, tout premier du genre, donne à viol la définition suivante : atteinte à la pudeur. En complément à sa Bible, l’abbé Pierre devait avoir le Larousse de 1905 sur sa table de chevet… Il me semble qu’en 120 ans, on a quand même fait quelques progrès. Lents, difficiles, mais indiscutables.

Revenons au féminisme. Si je suis anti-clérical (pour toutes les religions) c’est en partie à cause de la place que les trois religions du Livre ont assigné à la femme : un être inférieur devant être (mal)traité comme tel. Que de vies brisées, que de talents gâchés, que d’injustices et de violences, depuis 3 000 ans ! Que de honte d’être un être humain. Que de bêtise, d’incommensurable bêtise satisfaite !

Hé, les aliens ! vous pouvez venir nous éradiquer, on l’a bien mérité !…

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Interview – Blanche Leridon, Le château de mes soeurs et Johanna Cincinatis Abramowicz, Elles vécurent heureuses

Deux parutions ont récemment mis en lumière la montée en puissance des solidarités féminines. Celles-ci s’incarnent dans la relation entre soeurs (au sens propre ou au figuré) comme dans la ré-invention d’un vivre-ensemble au féminin : ainsi Blanche Leridon signe-t-elle Le château de mes soeurs : Des Brontë aux Kardashian, enquête sur les fratries féminines aux éditions les Pérégrines en cette rentrée littéraire 2024 (en sélection du Renaudot Essais)et Johanna Cincinatis Abramowicz a fait paraître Elles vécurent heureuses : L’amitié entre femmes comme idéal de vie chez Stock en avril dernier.

Nous avons proposé à ces autrices de répondre à nos questions sur la solidarité féminine.

L’amitié féminine, un idéal de vivre-ensemble

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Johanna Cincinatis Abramowicz vous a laissé un vocal, à écouter ici :

La sororité pour renouveler la solidarité

Blanche Leridon nous livre quant à elle ses réponses ci-dessous :

1)  Ton ouvrage propose une exploration riche de la représentation des relations entre soeurs. Vois-tu une évolution de ces représentations ? Les valorise-t-on plus qu’avant ?

La question des représentations est fondamentale car elle façonne nos imaginaires, nous propose des modèles, en particulier dans l’enfance et à l’adolescence. Au départ, les représentations de soeurs sont très stéréotypées : je pense aux petites filles modèles de la comtesse de Ségur, modèles de sagesse et de discrétion, très éloignées de la réalité. Les relations entre soeurs subissent les mêmes stéréotypes. On les a souvent limités aux chamailleries et à la jalousie de l’enfance, qu’il s’agisse de Cendrillon et de ses deux sœurs mégères, Javotte et Anastasie, ou des trois filles du roi Lear qui se battent pour l’amour de leur père. Au-delà de la fiction, on observe des réflexes similaires lorsqu’il s’agit de commenter les relations entre des sœurs bien réelles : Pippa et Kate Middleton sont forcément rivales, idem pour Venus et Serena Williams ou Catherine Deneuve et Françoise Dorléac.

On a trop longtemps enfermé leurs relations dans cette compétition puérile, cette chamaillerie qui est avant tout une manière de les discréditer. Aujourd’hui les choses évoluent, mais doucement. On montre des relations plus complexes, celle de Fleabag et sa sœur dans la série éponyme de Phoebe Waller-Bridge en est une. Lorsque Disney invente un personnage – celui de la Reine des Neiges – dont le destin est lié non plus à un Prince Charmant mais à l’amour de sa sœur – on peut aussi s’en réjouir. Il faut que ces nouvelles visions essaiment, que des générations de petites filles soient confrontées à ces nouveaux modèles. 

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2) En quoi la relation de soeurs diffère-t-elle, dans la représentation qui en est donnée, de la relation entre frères ?

Les relations entre frères ne sont pas épargnées par les disputes et la rivalité, mais elles ne se manifestent pas du tout de la même façon. Là où les filles sont associées aux chamailleries superficielles de l’enfance, les frères sont projetés dans un univers beaucoup plus glorieux et spirituel. Abel et Caïn, Jacob et Ésaü ou les frères Karamazof racontent des histoires de rivalité, certes, mais qui projettent leurs protagonistes dans des univers mystiques et mythologiques, où il est question de bien et de mal et d’avenir de l’humanité, très loin de nos soeurs qui se disputent pour un homme (car c’est souvent à ça qu’on les cantonne). Pour résumer : la rivalité fraternelle est noble et spirituelle, la rivalité entre soeurs est mesquine et superficielle. 

3) Comment expliquer que les femmes se reconnaissent dans la phrase « Nous sommes tous frères » suivant l’idéal de fraternité mais que les hommes rechignent à se désigner comme des « soeurs » ?  

C’est la résultante de la tyrannie du masculin-neutre, qui règne sur notre langue et notre culture. Mais je ne suis pas certaine que les femmes se reconnaissent toutes dans cette maxime, et c’est pourquoi il a fallu créer de nouvelles façon de faire « nous » au féminin, comme nous y enjoignait Simone de Beauvoir dans Le deuxième sexe. Toute l’histoire du féminisme contemporain, depuis les années 70 jusqu’à aujourd’hui, repose sur cette quête du « nous », qui est notamment passée par l’appropriation de cette notion de soeurs, d’abord chez les féministes américaines qui en ont fait leur slogan « sisterhood is powerful », avant d’être adopté par le MLF. C’est ce long combat qui a permis de faire renaître la sororité. Ma conviction est que les relations entre soeurs ont beaucoup à nous apprendre de ce point de vue là. 

Merci à Blanche et à Johanna pour leurs réponses !

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Interview – Anne Clotilde Ziégler, Qu’est-ce que l’emprise ?

Anne Clotilde Ziégler est psychothérapeute. Formée à la psychanalyse jungienne mais aussi à la Gestalt-thérapie et à l’analyse transactionnelle, elle consulte depuis 35 ans. Elle a signé plusieurs ouvrages chez Solar sur les relations toxiques notamment Pervers narcissiques : bas les masques en 2015, La jalousie amoureuse : une effroyable opportunité qui nous fait grandir en 2018, Pervers narcissiques : 50 scènes du quotidien pas si anodines pour les démasquer et leur faire face en 2020, sorti depuis en poche et Pourquoi suis-je restée ? en 2023. Son dernier ouvrage, Qu’est-ce que l’emprise ?, vient de paraître.

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Nous la recevons dans cet épisode pour comprendre la différence entre prédateur, pervers narcissique et relation toxique et pour sonder les liens entre patriarcat et perversion. 

Pour aller plus loin : 

Anne Clotilde Ziégler, Pervers narcissiques : bas les masques, Solar, 2015

La jalousie amoureuse : une effroyable opportunité qui nous fait grandir, Solar, 2018

Pervers narcissiques : 50 scènes du quotidien pas si anodines pour les démasquer et leur faire face , Solar, 2020, sorti en poche

Pourquoi suis-je restée ? Solar, 2023

Qu’est-ce que l’emprise ?, Solar, 2024

Marc Joly, La perversion narcissique : étude sociologique, CNRS Editions, 2024

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Anne-Sophie Brasme, Ce qu’on devient

Anne-Sophie Brasme signe en cette rentrée littéraire un roman inspiré de sa première expérience de publication à 17 ans. Dans Ce qu’on devient, la romancière retrace l’itinéraire de deux jeunes filles, Sophie et Anouk, dans une vertigineuse conversation des âges et des destinées.

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1) Votre personnage principal est une femme accomplie qui écrit à la jeune fille qu’elle a été. Elles ont en commun le désir d’écrire. En quoi ce désir est-il trahi ou abîmé par le passage à la publication dans le cas de la jeune fille ?

Dans Ce qu’on devient, je raconte en effet l’histoire de Sophie, jeune lycéenne qui voit son premier roman publié, comme je l’ai été moi-même à dix-sept ans avec Respire. Sophie écrit ce premier texte dans une sorte d’élan, mue par la nécessité de mettre des mots sur le harcèlement dont elle a été victime au collège. Bien sûr, elle rêve d’être publiée, mais elle n’ose imaginer cela possible : son père lui-même, aspirant romancier, a vécu dans le passé un refus cuisant. Le manuscrit de Sophie se retrouve finalement, un peu malgré elle, sur la table d’un éditeur. Et c’est là que tout change. La publication de ce « Premier Roman » la projette sur le devant de la scène, la sort de l’invisibilité et la fait entrer dans un monde qu’elle ne connaissait pas, celui de la bourgeoisie intellectuelle parisienne. Seulement, Sophie n’a pas les codes. Elle répond aux journalistes avec la naïveté de son âge, ce qui lui vaut d’être qualifiée de « petite dinde » par son attachée de presse. Son succès dérange : on attend d’elle qu’elle prouve son mérite. Et c’est ce qui bouleverse totalement son rapport à l’écriture : dorénavant, elle doit se montrer « à la hauteur ». L’écriture du deuxième roman est parasitée par cette injonction. Sophie ne redoute qu’une chose : que son « imposture » finisse par être dévoilée au grand jour. L’échec commercial de ce nouveau livre va conforter cette voix en elle et la faure renoncer à l’écriture pendant des années. Pour moi c’est le sujet fondamental du livre : comment ce sentiment d’incompétence, que de très nombreuses femmes portent en elles (à plus forte raison quand elles sont jeunes, et/ou racisées), s’insinue en nous jusqu’à entraver nos désirs.

2) Vous livrez à travers ce récit une analyse des travers du monde éditorial, qui répond à une logique de rentabilité et non de mécénat et qui s’appuie beaucoup sur les médias pour l’assurer. Selon vous, la jeune fille est-elle traitée comme un produit au même titre que son Premier roman ?

La jeunesse de Sophie est en effet mise en avant par l’éditeur. Elle est vue comme un objet de curiosité par les journalistes qui pendant un temps s’émerveillent de sa précocité. Sophie est présentée comme le petit phénomène de la rentrée littéraire. Je me souviens qu’à la sortie de Respire mes 17 ans étaient aussi un argument de vente. Un jour un journaliste qui était venu m’interviewer chez moi avait cité dans son article ma « chambre remplie de poupées » et mes « rouges à lèvre de lolita ». Le sujet n’était pas tellement mon livre…

Ceci dit, j’ai eu la « chance » de ne pas avoir été sexualisée plus que cela – contrairement à Lolita Pille qui a publié son premier roman Hell peu de temps après moi, et à qui on posait des questions horribles pendant les interviews. C’est d’ailleurs ce qu’elle raconte dans son dernier roman Une Adolescente

3) Qu’a d’urgent et de crucial le besoin ou désir d’écrire pour une jeune fille ou une femme dans notre monde d’aujourd’hui selon vous ? 

Ecrire c’est l’inverse de se taire. C’est mettre des mots sur des réalités qui restaient jusqu’à présent invisibles, innommées. En tant que femmes, nous avons appris à toujours minimiser nos douleurs, à croire que nos histoires ne valaient pas la peine d’être racontées. Mais elles le sont plus jamais. Et à plus forte raison quand il s’agit d’intime. Le monde a besoin de savoir ce que sont nos désirs, nos dégoûts, nos joies, les violences que nous subissons. Nous devons raconter nos histoires, si dérisoires nous paraissent-elles par rapport aux « grands récits », pour nous rendre enfin légitimes. Pour apprendre enfin à nous croire.

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Interview – Christophe Furon : Les femmes pendant la Guerre de Cent ans

Nous recevons aujourd’hui Christophe Furon. Christophe Furon est agrégé d’histoire et docteur en histoire médiévale. Spécialiste de la Guerre de cent ans, il a consacré une grande partie de ses recherches aux compagnons d’armes de Jeanne d’Arc, Poton de Xantrailles et La Hire et a récemment publié Les écorcheurs : violence et pillage au Moyen Âge (1435-1445), aux éditions Arkhè.

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Avec lui, nous parlons de la place des femmes dans la Guerre de Cent ans et de l’état de la recherche en Histoire sur ces grandes oubliées que sont les femmes en général.

NB : Jeanne Hachette défend Beauvais contre les Bourguignons, pas les Français !


Pour aller plus loin

Astrid de Belleville« Jeanne de Belleville, la véritable histoire », Centre vendéen des recherches historiques, 2023.

Adrien Dubois, « Femmes dans la guerre (XIVe-XVe siècles) : un rôle caché par les sources ? », Tabularia, Les femmes et les actes, 2004, http://journals.openedition.org/tabularia/1595

Christophe Furon, « « Et libido precipitare consuevit » : viols de guerre à Soissons en 1414 », Questes, 37 | 2018, http://journals.openedition.org/questes/4452

Christophe Furon,  Les écorcheurs : violence et pillage au Moyen Âge (1435-1445), Arkhè, 2022. 

Louise Gay, « Bellatrices Reginae : les reines de France et d’Angleterre entre guerre et diplomatie (XIII e – XIV e siècle) » (thèse en cours de préparation à l’Université Sorbonne Paris Nord)

Monique Sommé, Isabelle de Portugal Duchesse de BourgogneUne femme au pouvoir au XVe siècle, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1998

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Interview – Manuel Alduy (Francetv) : Cannes et #MeToo

Alors que se tient le festival, la presse française titre beaucoup sur #MeToo, avec un focus particulier sur Judith Godrèche. La projection de son court-métrage Moi aussi a fait événement, comme la montée des marches de son équipe le 15 mai ; le geste symbolique de se couvrir la bouche relayée depuis sur les réseaux sociaux semble symbolique d’une montée impuissante de ce sujet dans le milieu du cinéma.

Au même moment, le monde fait sa une sur le #MeToo français, une polémique naît autour de l’idée d’une feuille de route de lutte contre les VSS de Vincent Lindon, à laquelle s’ajoute la rumeur d’une liste de noms d’agresseurs qui circuleraient on ne sait pas trop.

Bref, de l’extérieur, Me Too semble le sujet cannois…

Or, le festival est surtout un gigantesque salon professionnel permettant les rendez-vous, signatures de contrats et la naissance de nouveaux projets.

Qu’en est-il vraiment ?
Pour y répondre, nous recevons aujourd’hui Manuel Alduy, directeur du cinéma et de la fiction chez France Télévisions et nous l’interviewons à Cannes pour le 77e Festival du film.

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Manuel Alduy, vous êtes au festival depuis son ouverture mardi. Le sujet #MeToo a-t-il été présent dans vos discussions professionnelles avec vos partenaires ? Et est-ce qu’il y a un discours différent sur le sujet selon que vous échangez avec des femmes ou avec des hommes ?

Bonjour, merci pour la quasi triple question. En fait, le festival de Cannes, c’est pour l’industrie du cinéma et tous les partenaires, notamment les diffuseurs comme France Télévisions ou d’autres, le moment le plus important de l’année parce que c’est le festival de cinéma le plus important du monde en termes de couverture médiatique, en termes d’importance économique pour le secteur.

Et donc, en soi, toutes les tensions, tous les sujets que la filière peut traiter le reste de l’année, à Cannes, prennent une ampleur un peu plus exagérée, un peu plus aiguë. #MeToo a quand même été un sujet pour le cinéma français sur les derniers mois écoulés. Il y a eu une secousse avec les révélations de Mediapart sur le cas de Gérard Depardieu il y a un an, en mars 2023. Ensuite, un complément d’enquête sur Depardieu, puis, début février, Judith Godrèche qui a relancé le sujet. Et ensuite, le #MeToo garçon. Donc, en fait, il était inévitable d’avoir #MeToo dans les conversations. Ce n’est pas le seul sujet, mais c’est impossible et ça aurait été désastreux que #MeToo ne soit pas quelque part dans les conversations.

Deuxièmement, je pense que, pour des raisons de manipulation contre #MeToo, des gens anonymes sur les réseaux sociaux, Twitter pour ne pas le nommer, ont voulu laisser penser, 15 jours avant, qu’il y avait une liste, une espèce de traque, à dix noms, par des journaux d’enquête comme Mediapart. Et ça, ça a remis une pièce dans le jukebox des conversations professionnelles. Mais collectivement, on sait que cette liste n’était pas là pour dire #MeToo avance mais que #MeToo était une affaire de corbeau, de délation anonyme, puisque sur ces sujets, vous avez deux façons de voir le sujet. Soit vous le prenez du côté des accusés, soit vous le prenez du côté des victimes. Avoir une liste de victimes qui témoignent : « j’ai été abusé, voilà mon histoire », ça c’est une chose. Dire « on n’a rien à vous donner en terme de preuve, un tel et un tel est coupable », c’est une autre démarche. C’est de la diffamation et ça dessert en fait le sujet. Depuis, ça a été très bien expliqué par des journaux, Mediapart a dit qu’ils ne travaillaient  pas sur une liste – ils travaillent sur des cas, mais ils ne travaillent pas sur une liste. Ce sujet de la liste est arrivé un petit peu avant le festival, avant qu’on n’arrive à Cannes. C’est vrai que dans les 48 premières heures du festival, c’était encore un peu dans les têtes de certains et de certaines. Comment il aurait fallu gérer cette liste ? Est-ce qu’on aurait dû demander aux journaux qui étaient nommés de réagir plus vite ?

Enfin, c’est un autre débat, mais oui, on en a un peu parlé. Comme la parole entraîne la parole, plus de cas d’abus dans le cinéma ont été révélés ces derniers mois, tout le monde est arrivé à Cannes en se disant « et si jamais, pendant Cannes, un film est abimé par la révélation qu’un de ses talents est accusé de violences sexuelles ? ». Après, chacun s’y prépare comme il l’entend. Nous, on a une façon de gérer qui est un peu désynchronisée par rapport à un festival. Chez nous, sur la télévision, on ne censurera jamais les films. On ne va pas diffuser un film dans le chaud de l’affaire, sinon on pourrait dire qu’on est indifférent. Et troisièmement, si les cas d’accusation sont nombreux, et pas forcément tous répréhensibles, on n’aura plus envie de célébrer, en tant que soirée spéciale ou thématique, la personne incriminée. Ça n’a rien à voir avec la question de présomption d’innocence.

Ce n’est pas agréable d’avoir à penser à ça, mais je pense que le cinéma a besoin d’être exemplaire, et donc, il faut aider à ce que la parole soit écoutée. La vraie différence entre  aujourd’hui et il y a longtemps, il y a cinq ans, il y a dix ans, il y a quinze ans, c’est qu’il y a toujours eu des cas choquants. Simplement, aujourd’hui, davantage de personnes pensent qu’elles peuvent dire qu’elles étaient choquées sans risquer des représailles.

France Télé soutient la lutte contre les VSS (renommée récemment VHSS, pour violence et harcèlement sexuel et sexiste), notamment par la diffusion du court-métrage de Judith Godrèche, Moi aussi. Il y aura une diffusion d’abord dans C ce soir, le 23 mai, et ensuite sur Culture Box, le 25 mai. Quelle a été la genèse de votre soutien à ce projet et en quoi est-ce qu’il rejoint le line-up ou les engagements de France Télévisions ?

France Télévisions a eu cette démarche, depuis longtemps grâce à notre présidente Delphine Ernotte en 2015, d’amener davantage de parité dans la fabrique de images, c’est-à-dire les personnes qui réalisent ces fictions. Il y a depuis longtemps un quota de réalisatrices sur les fictions télé. Le nombre d’expertes et d’experts sur les plateaux et les émissions est arrivé à la majorité sur l’ensemble des magazines. On pense que davantage de parité dans le cinéma, devant et derrière l’écran, ça va aider ce sujet, la prévention des violences sexuelles dans la fabrique du cinéma. Donc ça, c’est le cadre général.

Pour le long-métrage, on a suivi le sujet sur les violences conjugales avec Jusqu’à la Garde, diffusé en France Télévisions  Il y a eu aussi Les chatouilles d’Andréa Bescond. Donc on est dans un sujet qui est à la fois un sujet éditorial et politique.

Quand Judith Godrèche est venue nous présenter son envie de faire un film, un court-métrage, avec un dispositif, qui n’est de tourner en une seule journée, avec le plus de victimes dans l’installation, on s’est dit, oui, il faut qu’on en soit. Je me souviens, lors du premier rendez-vous, qui était le jour des Césars, on a confirmé qu’on pré-achèterait ce film. L’objectif était qu’il soit prêt pour le Festival de Cannes, et qu’il serve à poursuivre la prise de conscience générale.

Ce qui est très fort dans le film Judith Godrèche – ce n’est pas la première fois que ça arrive dans le cinéma – c’est que quand on montre les victimes, les vraies personnes, ça a une valeur, je pense, documentaire et émotive énorme. Et c’est ça qui est bien dans ce film.

Par ailleurs, on est partenaire du Festival de Cannes, on cherche toujours à avoir des choses à montrer qui soient en lien avec ce festival parce que nous voulons faire vivre le festival à tous en France à travers nos émissions. En fait, il y avait vraiment des arguments éditoriaux, politiques et stratégiques évidents pour nous pour accompagner ce projet.

Le CNC, de son côté, a organisé une rencontre sur les VHSS, malheureusement, seulement accessible sur invitation. Le même CNC conditionne désormais l’éligibilité de ces aides à la formation des sociétés de production à la lutte contre les VHSS. Cette formation va s’étendre à partir de juillet 2024 à toute l’équipe d’un tournage pour chaque tournage. Que pensez-vous de cette décision et de manière générale la politique du CNC sur les VHSS ?

Le CNC a bien agi. Je me souviens qu’il y a deux ans, quand les premières formations obligatoires sont arrivées, certains producteurs considéraient que c’était un peu gonflé, inutile.

En tant que salarié administratif de France TV, on a tous fait une formation sur la violence et le harcèlement sexuel en entreprise. On se surprend toujours à apprendre des choses.

Donc, je pense que le CNC a bien travaillé dans un secteur qui a un mode de fonctionnement que le grand public commence à comprendre, qui est compliqué. Pourquoi ? Parce qu’on n’est pas dans une industrie qui travaille avec des salariés qui viennent le matin au bureau et qui s’en vont le soit. A un moment, un film, c’est juste un scénariste. Après, il y a le moment de casting, on est forcément plus nombreux. Ensuite, il y a un moment de production, de tournage. Là, il y a beaucoup de monde. Parfois, il y a des gens qui se voient aussi le soir. Le tournage ne se Passe pas dans leur ville. Comment on régule ces moments ? Après, il peut y avoir des soirées de fin de tournage,  des moments post-tournage à gérer.  La prévention des violences sexistes et sexuelles sur un lieu de travail, dans un cadre d’entreprise normal, on voit à peu près comment ça doit se passer. Il y a des représentations personnelles, il y a des process, il y a des formations. C’est déjà en gros un gros sujet. Mais sur la production artistique d’un film qui est un processus technique beaucoup plus diffus, ça pose des vraies questions. 

J’ai entendu des productrices et des producteurs me dire, par exemple, ne pas voir l’intérêt de passer une demi-journée à leur expliquer ce qu’il faut faire et ne pas faire sur ce sujet des VHSS. On s’est quand même tous rendu compte que plus on en parle, mieux on arrive à prévenir les risques. Parce qu’on décourage les agressions potentielles. Mais ce n’est pas forcément simple ; il faut reconnaître que ce n’est pas facile. Il faut des formations supplémentaires.

Pour revenir à votre question, je pense que ce sont des bonnes actions qui prennent du temps. Il ne faut pas sous-estimer la particularité du cinéma, comme tout au sein du spectacle vivant, théâtre, concert, etc.

Dans son discours d’ouverture, Camille Cottin a dit que, je cite, « les rendez-vous professionnels nocturnes dans les chambres d’hôtels des messieurs tout-puissants ne font plus partie des us et quittons du vortex cannois ». Alors, question simple, est-ce vraiment le cas ? J’ajoute une observation pour ceux qui ne connaissent pas Cannes en temps de festival. Le dispositif du festival inclut des suites d’hôtels qui sont louées par des professionnels, diffuseurs, producteurs, pour organiser des rendez-vous, et où une grande partie de l’activité, y compris professionnelle, se fait la nuit, dans une atmosphère pratiquement de discothèque à ciel ouvert. Est-ce que tout cela n’est pas propice aux abus ? Et où en est-on vraiment dans les us et coutumes, pour reprendre le terme du vortex cannois ? 

Alors, en fait, il y a plusieurs Cannes. Par exemple, France Télévisions a créé un espace avec Brut, notre éco-partenaire du Festival, qui est un espace à ciel ouvert dans lequel on fait cet enregistrement. On passe notre journée là. C’est un espace qui nous est prêté par le Festival de Cannes. Vous pouvez témoigner, il n’y a pas de chambre. C’est un espèce d’immense hangar, d’une transparence technique totale. Donc, c’est notre façon de travailler. 

Ensuite, il y a effectivement beaucoup de producteurs, plutôt des distributeurs d’ailleurs, qui n’ont pas envie de louer des espaces de travail dans le palais du Festival, où se passe le marché des film. Ces espaces, ce sont des stands. C’est comme le salon du livre. Donc là aussi, c’est transparent. C’est là que les rendez-vous professionnels se font le plus souvent. 

Les suites sont réservées à des quelques sociétés parce qu’elles sont hors de prix ; il y a  aussi des appartements louées à des Cannois qui s’en vont.

Et cette année, le seul sujet qui peut demeurer, c’est que Cannes, c’est douze jours non-stop. Même la nuit. Les films, les projections sont en fin d’après-midi. Les équipes de films se retrouvent avec leurs partenaires vers 23h ou 22h. Vous ne croisez – la ville n’est pas grande – que des professionnels partout, tout le temps, le matin, le midi, le soir et la nuit. C’est vrai qu’il y a un vortex cannois, un petit côté usine. 

Ce qu’il se passe la nuit, franchement, j’en sais rien. Les yachts, c’est un peu un mythe, parce qu’il y a très peu de gens qui ont les moyens d’avoir un yacht. Soit au yacht est au port, mais franchement, yachts et suites, c’est un peu pour la mythologie. C’est un peu le Cannes d’avant.

Aujourd’hui, la filière est quand même un peu plus fauchée, on fait assez attention. Moi, je ne pense pas qu’on découvrira dans trois ans, cinq ans ou dix ans, des cas qui se seraient déroulés cette année. Par contre, on a besoin de parler de ce qui s’est passé il y a dix ans ou il y a vingt ans, à un autre moment, où Cannes était moins médiatisé, mais un peu moins.

Et le message général, c’est que j’espère que toutes les personnes désinhibées dans leur relation avec les femmes – parce qu’en général, c’est surtout les femmes que ces violences concernent – vont se tenir à carreau.

On l’espère, en tout cas… Quel est votre avis sur la sélection de cette année ? Et quels sont vos espoirs concernant la visibilité des femmes et de la diversité dans le futur palmarès ? Est-ce qu’on avance sur cette question aussi ? 

Alors oui, je pense qu’on avance beaucoup. Plusieurs éléments, par exemple, la cérémonie d’ouverture. La cérémonie d’ouverture était une cérémonie sans homme. Ça s’est très bien passé, personne ne s’est dit que c’était une espèce de militantisme, etc. Vous aviez un hommage d’une chanteuse à Greta Gerwig, une palme d’honneur à Meryl Streep donnée par Juliette Binoche. Pas un seul homme n’a eu besoin d’intervenir sur scène. Ça s’est très bien passé. Et le Festival des Cannes est ravi. Tous les échos qu’on a eu, des professionnels, du grand public, ont été très bonnes et montrent que la formule était gagnante. Donc on peut faire de la parité plus-plus, c’est-à-dire de temps en temps ne pas avoir d’homme du tout : ça va bien se passer, c’est pas grave ! 

Après sur la sélection, il y a des pays qui sont plus en avance. Par exemple, nous, à France Télé, on a 19 films soutenus qui sont dans différentes sélections retenus par le Festival de Cannes. Dedans, il y a la restauration du Napoléon d’Abel Gance de 1927, mais sur les 18 films inédits qui restent, il y en a 8 qui sont de réalisatrices. Donc on est presque à la parité. Notre logique c’est de s’imposer au moins 30% ; l’année dernière, c’était 35%, cette année, en 2024, ça sera 40% de films réalisés par des femmes sur un festival qui regarde non pas le sujet du quota, mais le sujet de la qualité des œuvres. Ça passe, ça se voit, les œuvres sont sélectionnées. C’est super. 

Après, le Festival de Cannes choisit des films du monde entier. Il y a les cinématographies japonaises, américaines, il y a besoin d’avoir des films avec du casting international, de cohabiter avec des films qui sont plus intimistes. Il y a énormément de paramètres, en fait, dans la gestion d’un festival comme Cannes, qui fait qu’on n’est pas encore à la parité, mais ça progresse. C’est pour ça que nous, à France Télé, on aimerait bien que les autres diffuseurs financent le cinéma, que ce soit les diffuseurs payants, Canal+, les plateformes, ou nos sponsors privés, qu’ils soient tous dans la même démarche de « fixons-nous des quotas ».

Les quotas ne sont pas forcément indispensables tout le temps, mais quand il n’y a pas de quotas, c’est-à-dire un objectif forcé, ça ne bouge, ça ne bougera pas. Et les quotas font grincer des dents. Et même de productrices : il y a beaucoup de productrices qui sont parfois agacées qu’on leur dise  : « on n’a pas fait assez de films réalisés par des femmes cette année, je suis désolé ». Elles répondent : « Alors vous avez le choix de voir des films de réalisatrices mauvais plutôt que des films de réalisateurs super bons ? ». En général, notre réponse, ma réponse, c’est que tant que les femmes ne font pas autant de navets que les hommes, on a de la marge. C’est juste pour renvoyer la balle. Quand la filière sera collectivement adaptée, on n’aura plus besoin de  poser de contraintes. 

Je me suis un peu éloigné de votre question, mais je pense qu’au global, ça progresse, même si ce n’est jamais suffisant. Il y a aussi des types de films qu’on choisit. Par exemple, une des difficultés des femmes réalisatrices aujourd’hui, c’est qu’elles sont sur des films qui ne sont pas des films de genre grand public. On leur confie plutôt des films intimistes, d’auteur. On les voit rarement aux commandes des films d’aventure, des comédies, des romances. Il y a des réalisatrices dans ce cas mais c’est assez rare : il y a eu Jeanne Du Barry l’année dernière, de Maïwenn Le Besco, qui a fait l’ouverture de Cannes. Audrey Diwan fait une adaptation d’Emmanuelle à la rentrée. Ce sont vraiment des exceptions dans le milieu. Donc les femmes réalisatrices en France sont emprisonnées, je ne pense pas par choix, mais parce qu’elle sont financées plus facilement dans certaines thématiques.  

C’est une logique qu’on retrouve dans beaucoup de secteurs culturels…

Je pense que ça va progresser, ça va bouger parce que les plateformes américaines n’ont pas ces tabous-là. On va être obligé de bouger. Et si on ne bouge pas, c’est une filière qui va être obsolétisée par rapport à la jeune génération. 

Vous êtes très actif sur les réseaux pour défendre la cause #MeToo. Vous êtes peut-être, d’un point de vue extérieur, un des rares à autant en parler et de manière aussi claire. Vous  sentez-vous un peu seul en tant qu’homme dans ces prises de parole ? Pouvez-vous être précurseur dans un mouvement masculin général de ralliement à #MeToo ? 

Je ne sais pas. J’essaie juste de profiter de l’espace que me donne ma position, qui n’a qu’un temps pour, je pense, contribuer à aider à un rééquilibrage sur les regards, une meilleure prévention des violences sur les tournages.. 

En fait, je pense que, depuis 2017 quand #MeToo est arrivé sur les réseaux sociaux, il s’est passé deux choses. Beaucoup d’hommes du secteur sont totalement convaincus mais se sentent à juste titre non légitimes pour en parler. Je pense qu’en effet il faut être prudent. 

Je préfère le moment d’aujourd’hui où on dit « il faut qu’il y ait plus d’hommes » qu’à un moment #MeToo où il n’y a que des hommes sur ces sujets. Oui, ce que je veux dire, c’est qu’on est à un moment où il faut bien montrer que c’est un sujet qui nous concerne tous, femmes comme hommes, parce que c’est un sujet qui crée des souffrances dans les familles, dans la société en général.

Il y a pas mal d’autres personnes qui réagissent. Il y a peut-être un effet de loupe, car ce sont très souvent des hommes qui résistent à #MeToo. Ou des gens de ma génération, c’est-à-dire largement au-dessus de 50 ans. 

Mais en fait, si on élargit un peu la société et qu’on voit au-delà, il y a quand même pas mal de garçons qui sont comme moi !

Pour écouter l’interview, suivez le lien :


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Interview – Catherine Missonier

Catherine Missonier a commencé à publier des livres jeunesse après avoir écrit quelques histoires pour ses propres enfants. Elle connaît le succès avec des histoires policières qui se passent dans des collèges et se consacre pendant près de vingt ans à l’écriture.

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Mais c’est pour un autre ouvrage, Une lignée de femmes, paru chez l’Harmattan en 2015 que nous la recevons aujourd’hui. Nous tenterons de répondre avec elle à la question posée en sous-titre : “Peut-on échapper à l’emprise de sa mère ?”