Theresa Ravey est l’autrice de plusieurs romans historiques, dont Dernier été à Mayfair (Belfond, 2011) et La louve blanche (2008). Elle a reçu le prix Historia du roman historique en 2014 pour L’Autre rive du Bosphore le prix Simone-Veil 2017 pour La Vie ne danse qu’un instant. Dans Ce parfum rouge, elle revient sur la trace de ces ancêtres, à la tête de l’industrie chimique lyonnaise Givaudan. Son héroïne est Nine Dupré, 27 ans, née en Russie mais exilée en France en 1934 et qui cherche à se faire une place dans la création des parfums, un monde réservé aux hommes.
1/ Ce parfum rouge est l’histoire d’une femme qui cherche sa place dans un milieu dominé par les hommes, celui de la création de parfums, et, au-delà, celui de l’industrie chimique. Quels éléments vous ont frappé concernant la place des femmes dans ce milieu au moment de votre documentation ? Y a-t-il des choses que vous n’avez pas pu exploiter dans votre écriture ?
Au cours de ma documentation, je me suis aperçue que le monde du parfum avait longtemps été une profession où les femmes restaient singulièrement discrètes, davantage même que dans d’autres domaines, ce qui m’a étonnée. L’Antiquité s’était pourtant enorgueillie de compter des femmes parfumeurs. La sensualité érotique liée aux fragrances, une résonance avec notre subconscient que d’aucuns redoutent, serait-elle l’une des explications ? Sans l’avouer, se méfiait-on autrefois du « pouvoir » qu’une femme parfumeur aurait pu exercer sur le désir des hommes ?
À la fin du XIXe siècle, Marie-Thérèse de Laire se révèle toutefois comme une pionnière de la parfumerie moderne grâce à ses bases composées à partir des molécules de synthèse fabriquées dans l’entreprise de son époux. Son travail inspirera bien des créateurs, mais elle restera toujours une femme de l’ombre. Il faut attendre le bouleversement de la Grande Guerre et l’évolution des mentalités avec le mouvement d’émancipation des femmes pour qu’éclate au grand jour le talent de Germaine Cellier après 1945. Le nom de cette iconoclaste retentit parmi ceux des plus illustres parfumeurs. Je me suis inspirée de son caractère bien trempé pour ciseler le personnage de Nine Dupré dans mon roman. Mes échanges avec des femmes parfumeurs d’aujourd’hui telles que Calice Becker ou Vanina Muracciole m’ont permis d’affiner les traits de mon héroïne.
Après le temps des recherches, je ne conserve pour la narration que les éléments qui nourrissent mes personnages ou le contexte historique dans lequel ils évoluent, donc je renonce à des anecdotes et des situations qui ne reflètent pas le quotidien de mes protagonistes. Je reste néanmoins aussi fidèle que possible à l’esprit de l’univers mis en scène. Mon travail se veut aussi « impressionniste ». Ainsi, je n’ai pas tout dévoilé de la sensualité évidente de cette profession particulière. Ce qui m’amuse à chacune de mes aventures littéraires, c’est que la réalité dépasse toujours la fiction.
2) Dans votre approche d’autrice, cette recherche du parfum idéal a-t-elle été écrite comme une quête alchimique ?
Rappelons que le parfumeur est l’héritier de l’alchimiste et que la quête alchimique à travers les siècles fut celle de la « quinta essentia », cette étincelle divine au cœur de la matière qu’on croyait insaisissable par l’homme mortel. Il a fallu les recherches des chimistes au XIXe siècle sur le carbone – la molécule de la vie –pour comprendre qu’on pouvait reproduire à l’identique les senteurs de fleurs et de plantes, mais aussi en créer de nouvelles. Une révolution scientifique à laquelle ont participé mes ancêtres lyonnais, les chimistes Léon et Xavier Givaudan, auxquels je rends hommage dans ce roman.
La quête du romancier ressemble à une quête alchimique parce qu’il cherche, lui aussi, tel un démiurge, à donner vie à des personnages fictifs. Dans ce roman olfactif, mon héroïne compose le parfum de sa passion perdue. Il s’agit pour Nine de trouver cet équilibre au bord de la rupture qui fait l’essence d’un grand parfum en dosant les matières premières dont elle dispose. C’est le même travail que celui du romancier, dont les matières premières sont les mots, qui compose un alliage pour éveiller l’émotion par la syntaxe, le rythme narratif et des images évocatrices. On décèle chez lui l’espoir insensé de retranscrire un invisible vivant où se reconnaîtra le lecteur. Le poète-écrivain Christian Bobin ne précise-t-il pas que « les livres sont des âmes » ?
3) Un parfum a été créé exprès pour la promotion de votre ouvrage (à l’attention des lecteurs et lectrices : il n’est malheureusement pas commercialisé!). Pouvez-vous nous parler de cette aventure, à la fois poétique et familiale ?
Ce parfum rouge est le roman que je m’étais toujours interdit d’écrire, tant il m’effrayait. On m’avait souvent demandé de raconter l’épopée entrepreneuriale de mes ancêtres, mais je renâclais de peur de ne pas être à la hauteur de leur exigence et de leur talent. Par ailleurs, parler des siens demeure à mes yeux un défi, sinon un guet-apens. Pourtant, une fois que j’avais trouvé la clé pour raconter leur destinée, ma cousine germaine Sandrine Pozzo di Borgo, descendante comme moi de Xavier Givaudan, a proposé de créer un parfum en souvenir de mon livre et des nôtres.
Sa fille Valentine et elle possèdent une maison de création d’univers olfactifs, « Quintessence Paris ». Les parfumeurs maison, Thomas Fontaine et Vanina Muracciole, ont eu la gentillesse de se prêter à l’exercice : capturer l’esprit d’un roman en un parfum. Ainsi est né « LE parfum rouge », une création originale inspirée par les forêts de Sibérie et les grands accords de cuir et de chypre des années 30, emblématiques du récit. Lorsque je le fais sentir dans les salons du livre, je suis toujours émue de voir la réaction enthousiaste des lecteurs.
Ce merveilleux cadeau, inattendu et poétique, n’a de sens que parce qu’il s’agit d’une initiative de ma cousine en hommage aux frères Givaudan, nos ancêtres. Pour Sandrine et pour moi, comme pour tous ceux qui ont contribué à ce superbe parfum de caractère, cette aventure reste une émotion inoubliable.
Merci Thérésa ! Ce parfum rouge est à découvrir aux éditions Stock.