Pour continuer sur l’idée de Newland Archer comme un héros cornélien, je trouve qu’à cet arrière-fond classique de la lutte de l’homme généreux face à son destin (le terme de « generous-minded men » apparaît p. 41), Wharton ajoute la clause de la retenue de la haute société du XIXème siècle : Dallas, le fils de Newland, signale cette pudeur de son père et la qualifie d’« old-fashioned » (« You never did ask each other anything, did you ? And you never told each other anything. You just sat and watched each other, and guessed at what was going on underneath. A deaf-and-dumb asylum, in fact ! Well, I back your generation for knowing more about each other’s private thoughts than we ever have time to find out about our own. » (p. 359-360, Penguin)). J’ai d’abord trouvé cette manière de mener le récit comme ressemblant beaucoup à celle de Henry James ; et, même si Wharton était effectivement amie avec James, il s’avère en fait que, au sein de son entreprise romanesque, cette retenue a un sens historico-social plus que littéraire.
Newland n’a pas le choix de ne pas être retenu – on voit bien, lors de ses conversations avec Ellen, qu’il est plutôt de nature passionnée. C’est le monde dans lequel il a grandi et dans lequel il évolue qui lui impose cette pudeur. Et, à force de retenir ses élans, il en vient à se contenter du devoir accompli, et devient plus rêveur et mélancolique qu’actif et enflammé : à la fin du roman, il refuse de revoir Ellen, préférant par là protéger de la confrontation à la réalité ces rêves qui ont embelli son quotidien durant les trente dernières années. Le dernier chapitre me semble à ce titre présenter une scission du personnage de Newland en ses deux facettes : celle du Newland respectueux des conventions, mesuré, retenu et mélancolique, correspond au veuf de May ; celle du Newland impétueux, révolté par le poids de contraintes ridicules, écoeuré par l’hypocrisie de la société dans laquelle il évolue, est incarnée par son propre fils Dallas, qui va, lui, voir Ellen Olenska. Newland Archer pense alors qu’on dit de son fils qu’il lui ressemble – aussi, en entrant dans la pièce, Ellen aura peut être l’illusion de le retrouver, et lui, resté à l’extérieur de l’hôtel, aura l’impression d’assister, en spectateur, à leur propre histoire – la distance qu’il installe entre elle et lui correspondant à la distance qu’instaure de fait le temps qui passe, et celle que les occasions manquées induit entre rêve et réalité.
On peut enfin remarquer que le couple formé par Ellen et Newland fonctionne comme la réunion de deux doubles plus que comme celle de deux moitiés : Ellen, comme Newland, est scindée en deux, entre son respect de la bonne société car son souci des autres, de leur bien-être, et sa volonté de suivre et garantir son bonheur personnel. En cela ils se ressemblent et se comprennent nécessairement, et leur isolement respectif au sein d’un groupe qui ne dissocie pas intérêt particulier et intérêt collectif les destine à se rencontrer, et à avoir besoin l’un de l’autre – tout autant qu’elle les voue à devoir se séparer.
La fin du roman opère un retournement tragique quand Newland comprend que toute la « bonne société » a jugé d’Ellen et lui qu’ils étaient amants, alors que ce n’était justement pas le cas, et qu’il découvre les manœuvres de sa femme pour éloigner sa rivale en jouant précisément sur son sens du devoir et sa « générosité » (elle lui annonce une grossesse dont elle n’est pas encore sûre pour l’obliger à partir). Si Newland et Ellen se sont conformés à un idéal de pureté morale, c’était d’abord pour se conformer aux codes de cette bonne société ; mais celle-ci se révèle plus corrompue qu’il ne paraît (sa rigidité l’amenant à broyer des individus tels que Ellen ou Beaufort), et ce sont finalement eux qui se révèlent purs au milieu de la corruption, quand ils se sentaient coupables d’être corrompus au milieu de la pureté. Ce respect dont se targe la société est donc une notion dont elle se joue suivant son propre intérêt – quand Ellen et Newland, l’ayant prise au pied de la lettre, s’y sont soumis et s’en sont laissés écraser sans espoir de rédemption.
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