Gérard Nisslé est écrivain public. Il est aussi romancier et a notamment écrit Cristal et Cendre, un roman qui se passe dans l’Alabama, en 1906 : « Saddie, une jeune fille noire de 15 ans dotée d’une voix magnifique, découvre une nouvelle musique, le blues. Dans le même temps, elle subit une terrible violence. A 16 ans, elle s’enfuit et part pour Chicago, réputée capitale du jazz, dans le but de devenir chanteuse de blues, de gagner sa vie grâce à sa voix. Mais elle a un autre objectif : se venger des quatre personnes qui l’ont meurtrie, qui ont bouleversé sa vie. C’est l’histoire d’un rêve, d’une violence, d’une vengeance. »
Gérard Nisslé a accepté de répondre à nos questions au sujet de cet itinéraire hors norme et des raisons pour lesquelles il a choisi ce sujet. Il nous répond avec précision… et humour !
1) D’où t’est venue l’idée de suivre un personnage de chanteuse de blues dans l’Amérique du début du XXe siècle ?
Vers mes 12 ans, ma mère qui n’écoutait que de la musique classique m’a offert un disque différent des autres, déjà là : Sydney Bechet. Un choc. Un jazz New Orleans, gai, facile à apprécier, à comprendre, facile à aimer. Puis est venu Louis Armstrong. Plus structuré, plus exigeant. Plus profond. Le goût du jazz est né alors et ne me quittera plus. Puis ce furent les chanteuses de jazz. Puis le blues. Cheminement assez classique. Et là, j’ai plongé. Profondément. Sans comprendre un mot d’anglais ou presque, j’ai compris, j’ai vibré, j’ai ressenti, j’ai pleuré, j’ai partagé. Avec eux, avec elles. Avec leurs peines, leur misère, leurs chagrins, leurs espoirs toujours déçus, leur foi dans un lendemain meilleur. Des dizaines de disques, puis de CD. J’ai délaissé le jazz pur, et surtout ses déclinaisons modernes, pour ne me focaliser que sur le blues. Et j’ai commencé à lire sur le sujet. Des ouvrages savants. Les vies des chanteuses les plus marquantes : Bessie Smith, Elle Fitzgerald, Billie Holiday. Un chanteur et poète noir a dit « être noir et chanteur de blues, c’est être deux fois noir » Pour ces chanteuses, être une femme, de surcroît, c’était donc être trois fois noire. Trois fois maudites par le Destin. Trois fois marquées du sceau de la violence et du malheur. Leurs vies réelles, malgré leur succès, m’ont bouleversé. Surtout celle de Lady Day. Elles étaient victimes de la ségrégation et du mépris, mais surtout des hommes, noirs ou blancs. Elles buvaient et se droguaient pour survivre. Vedettes de spectacles, elles devaient entrer par le porte des fournisseurs, et non par la porte principale réservée aux Blancs. Billie cachait son argent dans un tube qu’elle mettait dans ses parties intimes pour éviter de se faire voler. Elles étaient battues, volées et violées régulièrement. Souvent par leurs maris ou amants. Et leurs chansons, si elles ne décrivent pas leur vie à elles, reflètent ces vies abimées, meurtries. Pour les Noirs chanteurs de blues, les textes s’appuient sur leur vécu et celui de leurs frères de couleur : le manque d’argent, le jeu, l’alcool, le chômage, la misère, la petite amie enfuie, l’épouse matrone et méchante, le Blanc cruel, la menace permanente d’un lynchage, mais aussi la joie d’un job d’un soir ou d’une semaine dans un juke-joint, la satisfaction de pouvoir composer et chanter. La dureté d’une vie noire. Avec aussi des fulgurances de joie et de bonne humeur, d’espoirs, de bonheurs éphémères. En refermant la bio de Billie Holiday, j’ai eu l’idée d’écrire une histoire y ressemblant. Moins triste que sa vraie vie. Maie en développant un trajet, un parcours, avec ses turpitudes, ses écueils, ses joies et ses désespoirs.
2) Ton ouvrage se présente à la fois comme un roman d’apprentissage et un revenge novel. L’esprit de revanche est-il au cœur du blues lui-même ?
Non, absolument pas. De ce que j’en sais, l’esprit de revanche est absent de ce formidable genre musical. Les Noirs importés pour être esclaves, parlaient des dialectes différents. On séparait les familles, le père ici, la femme ailleurs, les enfants loin. Impossible de communiquer avec d’autres esclaves car ils étaient volontairement mélangés. On brisait ainsi les communications pouvant mener à l’organisation de révoltes. On les a aculturés avec une grande efficacité. Traités moins bien que des animaux, ils ont progressivement mais rapidement assimilé la religion de leurs maîtres, car… 1. C’était la seule activité permise, et 2. le dieu des Blancs devait être bien plus fort que leurs différents dieux locaux africains puisqu’ils en étaient arrivés là, pris, déportés, enchaînés, battus, torturés, mutilés. Et les prêtres se gardaient bien de leur inculquer l’idée de la revanche, bien au contraire. On les frappait sur la joue gauche ? Ils devaient tendre la joue droite. Le maître blanc violait leur femme ? Ils pleuraient en silence. Leurs enfants mouraient sous les coups de fouet ? Ils composaient une chanson d’une infinie tristesse. Leurs frères étaient lynchés pour un regard vers une Blanche, après avoir été émasculé ? Ils étaient obligés d’assister au spectacle et repartaient vers leurs cases, infiniment tristes, infiniment désespérés. Ils étaient bafoués, maltraités, fouettés au sang, affamés, épuisés, désespérés de cette monstrueuse injustice ? Ils priaient. Et chantaient. Des blues à fendre le cœur, à déchirer l’âme. Des blues qui finalement, ne racontaient rien d’autre que leur vie quotidienne.
Qu’on ne s’y trompe pas : je mélange ici deux périodes distinctes, et c’est voulu. Avant le 18 décembre 1865, c’est-à-dire pendant l’esclavage, et après cette date. Cette date est très importante car elle a changé la structure économique d’un pays, mais du point de vue des Noirs, elle ne l’est peut-être pas tant que ça, car elle n’a RIEN changé dans les rapports sociaux, humains. Un Noir restait, selon un ouvrage publié une vingtaine d’années plus tard un être non-humain. L’ouvrage cité, « Le nègre est une bête dans l’esprit de Dieu » est authentique, hélas. Il n’est pas exclu que cela reste une « vérité » aujourd’hui encore, dans l’esprit de beaucoup de red necks blancs.
Autre chose de très important : Les Blancs ont convaincus les Noirs, avec une incroyable, une époustouflante, une ahurissante efficacité, qu’être noir était une malédiction. Un péché. Une honte. Une flétrissure. Et ça marchait ! Des générations ont vécu avec cette honte chevillée au corps. S’ils souffraient, c’est parce que leur couleur n’était pas la bonne. S’ils étaient battus, humiliés, c’était une décision de Dieu, mise en œuvre par Ses créature préférées : les Blancs. Ils n’étaient pas humains. A peine plus que des bêtes. Ils étaient inutiles et dangereux. Stupides et paresseux. Sales. Mauvais. C’est ce qu’on leur mettait dans la tête en permanence, et ça fonctionnait très bien. La honte n’était pas du côté de celui qui violait les épouses noires de ses esclaves, de celui qui battait un pauvre nègre à mort pour un regard, de celui qui les affamait, de celui qui les tuait pour jouer, de celui qui lançait ses chiens enragés à leurs trousses et se délectait de les voir se faire dévorer, non. La honte était du côté des victimes de ces atrocités. La honte de la couleur que leur Créateur leur avait donnée. Un cas exemplaire et monstrueux de manipulation mentale à grande échelle. Qui maintenait une population supérieure en nombre, donc potentiellement dangereuse, dans la servilité effrayée.
Alors, dans tout ça, point de place pour la revanche. On ne se venge pas d’une décision divine qu’on ne comprend pas, même si on en subit les conséquences dans son âme et sa chair chaque heure de chaque jour. On ne se venge pas de ses maitres cruels, puisqu’ils ont le blanc-seing divin de les traiter comme eux, les esclaves noirs le méritent. Et se venger physiquement d’un Blanc représentait un épouvantable danger : tortures et mutilations, mort, massacre possible de sa famille, représailles sur sa communauté. Avec, toujours en arrière-plan mental, la certitude que Dieu était du côté des Blancs. Oui, on peut se venger des avanies perpétrées par SES SEMBLABLES. Par ses frères, ses sœurs de couleur, certainement, car la justice divine est aux abonnés absents, et la justice humaine n’est qu’en faveur des Blancs, systématiquement. Mais c’est la seule vengeance à laquelle un Noir pouvait penser.
Donc, en l’absence d’une volonté, d’une envie, même, de vengeance, il ne restait que deux solutions : l’acceptation servile avec l’espoir bien mince d’échapper au pire, ou la fuite, avec de fortes probabilités d’être repris, tué ou amputé. En attendant, la prière le dimanche, pour tenter de se rapprocher de ce Dieu un peu trop partial. Et le blues les autres jours.
Alors, pourquoi la vengeance ? C’est un thème personnel, qui me fascine. J’ai d’ailleurs fait une petite « causerie publique » sur le sujet. Compte tenu de ce qu’une femme noire pouvait subir à l’époque, il m’a semblé intéressant de lui donner cette volonté de justice privée, et de voir où cela menait. Je suis content d’avoir pu introduire ce thème dans l’histoire de Saddie.
3) Quelle a été ton influence majeure pour écrire ce roman : la littérature française ou la littérature américaine ?
Désolé, aucune. Ma connaissance de la littérature française est pleine de trous. Par exemple, je n’ai lu L’étranger et La Peau de chagrin (et je ne m’en vante pas…) qu’il y a deux ans. Des merveilles, soit dit en passant.
Pour la littérature américaine, on est loin, bien loin : amateur de SF depuis toujours, je suis un inconditionnel d’Asimov et de Dick, et un fan absolu de Ray Bradbury et de sa poétique-fiction. Par ailleurs, j’ai lu tous les romans traduits de Chuck Palahniuk, un auteur déjanté, des thèmes incroyables, une écriture-choc.
Donc, ici ou là-bas, rien qui ressemble à cette histoire de chanteuse de blues. Aucune influence littéraire à revendiquer. La musique et uniquement la musique. Mon empathie profonde et spontanée avec les épreuves subies par le peuple noir américain et mon admiration pour sa capacité à créer un des plus beaux genres musicaux qui soient.
Une petite anecdote ? Quand j’ai commencé l’écriture, la petite Saddie naissait environ 30 ans plus tard que dans la version définitive, et elle découvrait le blues au moment où il était bien connu et implanté. Apprécié par un large public, Blancs et Noirs confondus. Et au milieu du livre j’ai eu l’idée de la fin, avec le film « Le chanteur de jazz » Mais les dates ne collaient plus. J’ai donc tout reculé d’une trentaine d’années. Un peu de réécriture, bien sûr, mais alors, un énorme problème : pour ce qui concerne les années de début de sa carrière de blueswoman, on n’a que très peu, très très peu, de traces écrites des premiers blues. Dans ma version initiale, j’en avait pléthore, et là, presque plus rien. J’ai donc dû inventer des chansons, avec des premiers couplets de mon cru. Inutile de les chercher sur Spotify ! Je me suis inspiré pour ça des paroles des centaines de blues entendus pendant ma vie, et qui m’ont marqué à jamais.
Une autre ? J’ai eu cette idée, cette envie d’écrire cette histoire il y a plus de trente ans. Je la voulais factuellement juste. Avec des détails authentiques. Or mes lectures ne donnaient jamais les détails de la vie quotidienne. Où les chercher ? Pour quel maigre résultat ? J’ai alors mis l’idée de côté et ai commencé à écrire d’autres histoires, des nouvelle fantastiques pour commencer. Et je n’ai plus repensé à ce récit rêvé. Un jour, il y a trois ans environ, mon cardiologue regarde des résultats d’examen et secoue la tête en faisant « Hmmm… hmmm… » Mauvaise limonade. Il commande des examens complémentaires. Dont les résultats arrivent, et donnent exactement la même réaction. Là, il m’explique qu’il faut passer à la vitesse supérieure car il y a soupçon de quelque chose de grave. Examens plus importants et investigations plus approfondies, qui diront mon espérance de vie. Je rentre chez moi avec la certitude qu’il ne me reste que quelques mois à vivre. Et là, un flash « Mais bon sang, ce que je ne pouvais faire il y a trente ans, est tout à fait faisable aujourd’hui ! Merci Internet ! Google je t’aime ! Je vais certainement trouver tous ces micro-détails indispensables » Et je me suis lancé le soir même. Recherche intensive, récupération de méga-octets de données, de plans, de dates, de noms, de faits. Et écriture d’un chapitre PAR JOUR ! L’urgence. La fébrilité. Aller au bout avant de passer l’arme à gauche.
Et puis, les examens de niveau supérieur ont eu lieu. Résultat : fausse alerte, tout va bien. En manière de plaisanterie, j’ai alors demandé à mon cardiologue s’il voulait bien m’accorder deux ans de vie en plus, afin d’arriver au bout de mon projet d’écriture. « Accordé ! » Un an et demi plus tard, je mettais Cristal et Cendre en ligne chez Amazon en auto-édition. Ouf !
Depuis, à chaque nouveau projet d’écriture, je lui demande un an de plus de vie. Qu’il m’accorde très généreusement.
Et le féminisme, dans tout ça ? Je n’ai pas écrit Cristal et Cendre avec ce prisme. En voulant démontrer quelque chose. En voulant défendre une cause. C’était juste la monstration de ce que peut avoir été une vie noire en Alabama, à ce moment de l’histoire d’un pays violent, raciste et intolérant, lorsqu’on est une femme et que l’on a un rêve. Si cette histoire a dégagé un arrière parfum de féminisme, j’en suis ravi. Elle ne se voulait que le portrait d’une fille qui veut vivre malgré les obstacles, et qui y parvient pendant un temps. En ça, cette femme est peut-être toutes les femmes…
Comme monsieur Jourdain, je suis peut-être féministe sans le savoir, sans le revendiquer. Mes conviction philosophiques sont claires : la femme est un homme comme les autres, comme dit cette plaisanterie qui n’en est pas une, finalement. Égalité des chances. Égalité des traitements. Égalité des possibilités. Égalité des salaires. C’est la base, et elle est indiscutable. Les femmes sont différentes des hommes, ce qui ne signifie pas qu’elles doivent être traitées différemment. Je crois à une complémentarité. Le respect doit être mutuel. Pas de hiérarchie. Une femme sait faire quelque chose que je ne sais pas faire, a plus de talent que moi ? Respect et admiration. Et je ne me sens pas « diminué » pour autant. Ma femme a deux mains gauches pour le bricolage, et elle est une organisatrice hors-pair. Exactement mon opposé. Complémentarité et respect.
Évidemment, je refuse, comme cela peut se produire aux États-Unis, avec les « Lionnes », ces féministes enragées, d’être traîné au tribunal pour sexisme parce que j’ai tenu la porte à une femme derrière moi afin d’éviter qu’elle ne se la prenne en pleine figure. J’ai tenu la porte à un être humain, c’es tout. De la même manière, je refuse deux idées entendues ici et là (quelquefois de la même bouche…) :
. Les femmes ont toutes été harcelées dans les transports en commun. C’est faux, et de loin. Il suffit d’interroger les femmes qui nous entourent.
. La France a une culture du viol. Faux également. Le viol est une horreur absolue, qui doit être sévèrement punie, comme la pédophilie. Certains violeurs passent à travers des mailles de la justice. D’autres sont protégés. Oui, les dinosaures n’ont pas tous disparu… Cela arrive et c’es tragique. Un seul viol par an serait encore un viol de trop. Mais culture ? Une culture, c’est l’ensemble des structures sociales et des manifestations intellectuelles, artistiques, religieuses qui définissent une civilisation, une société par rapport à une autre. Toute une civilisation. La vaste majorité de ses composantes. La France était majoritairement catholique et on pouvait parler de culture catholique. Elle ne l’est plus, les athées étant devenus majoritaires. On ne peut plus alors parler de culture, aujourd’hui. Le viol n’est ni accepté légalement, ni accepté socialement, ni accepté humainement, et ce par la totalité des femmes et une immense majorité des hommes. Quelques hommes, sur 66 millions d’habitants, pensent encore que « c’est pas bien grave… » ou « qu’elles l’ont bien cherché… » La bêtise poisseuse de quelques crétins à deux neurones, clamée haut et fort, ne suffit pas à faire une culture généralisée.
Ces envolées et affirmations absurdes vont à l’encontre du vrai féminisme et sont contre-productives, car elles décrédibilisent le reste du discours de celles qui les profèrent. Ce qui est dommage, car elles peuvent dire par ailleurs des choses très pertinentes…
Le Larousse de 1905, tout premier du genre, donne à viol la définition suivante : atteinte à la pudeur. En complément à sa Bible, l’abbé Pierre devait avoir le Larousse de 1905 sur sa table de chevet… Il me semble qu’en 120 ans, on a quand même fait quelques progrès. Lents, difficiles, mais indiscutables.
Revenons au féminisme. Si je suis anti-clérical (pour toutes les religions) c’est en partie à cause de la place que les trois religions du Livre ont assigné à la femme : un être inférieur devant être (mal)traité comme tel. Que de vies brisées, que de talents gâchés, que d’injustices et de violences, depuis 3 000 ans ! Que de honte d’être un être humain. Que de bêtise, d’incommensurable bêtise satisfaite !
Hé, les aliens ! vous pouvez venir nous éradiquer, on l’a bien mérité !…